dimanche 8 avril 2018


« Dan est mort! »

 

   Le téléphone sonne : « Dan est mort! »

   La phrase résonne comme un coup de masse frappant le roc. Ça cogne dur, ça rebondit, ça ne rentre pas.

   Deux avions percutent les tours jumelles du World Trade Center… La manchette : « DAN EST MORT! »

  Où étiez-vous le 22 novembre 1963? Au téléphone, « DAN EST MORT! »

   Ma vie… non, LA VIE vient de perdre en une phrase toute sa superbe. Elle m’apparaît soudain ridicule. Précieuse ridicule face à la mort.

   Ça fait maintenant quarante ans que je connais Daniel. Quarante ans qu’il est dans le paysage, premier étranger vraiment à se greffer au cœur de notre famille, parce que dans le cœur de Madeleine, le cœur de la famille.

   Été’ 68, il débarque chez-nous comme un prince. Beau, jeune, cool, apportant la modernité dans notre salon avec son système stéréo haute-fidélité. Wow! Jamais rien entendu de tel. Exit le vieux pick-up, les « Eso Beso » et « La faute au Bossanova », le prince aimait James Last, alors c’était James Last. Il aimait aussi Richard Anthony, alors Princesse faisait jouer Richard Anthony, beaucoup de Richard Anthony. Un été complet de Richard Anthony.
   À part Tipi, notre chihuahua, toute la famille était sous le charme de ce bel étranger qui, arrivant, fracturait notre coquille familiale. Ma mère, mes frérots, et même mon père cherchaient à lui plaire, sauf Tipi qui cherchait à le mordre. C’est bien connu, les chiens flairent des choses qu’on ne sent pas. L’équation était simple : on aimait Madeleine, elle aimait éperdument Daniel, si on aimait Daniel, Madeleine nous aimait. D’ailleurs, dès le départ, elle avait installé le plus formidable rempart entre lui et une quelconque adversité. Valait mieux ne pas lui déplaire.
Le chien rongeait son os.

   « Dan est mort! » Allo… Allo…

   L’abonné que vous tentez de joindre est dans l’impossibilité de vous répondre. N’insistez pas.

   Je ne sais pas quoi dire. Pouvez-vous répéter la question?

   C’est toute ma jeunesse qui vient d’éclater en morceaux. Moi, plus que les autres, j’applaudissais sa venue, trouvant en lui un guide pour donner un sens à mon adolescence qui n’allait nulle part. J’ai porté ses chemises quand il n’en voulait plus, de beaux vêtements aux couleurs vives, presque neufs. J’ai « lu » ses Playboys quand il ne s’en servait plus – pas tous des modèles récents, mais quand même, de beaux livres presque pas usés. Avec lui, j’ai bu mes premières bières, fumé mon premier joint, viré ma première brosse. J’allais enfin devenir un homme! 

   « Dan est mort! » 

   Qu’est-ce que je ne comprends pas là-dedans? Un sujet, un verbe, un attribut : trois mots. Je n’en entends que deux : « Damnée mort! »

   Juin 1987, premier coup de semonce. Sur une banderole, c’est écrit noir sur blanc et en lettres majuscules : 40 ANS, BONNE FÊTE DAN! Oui, vous avez bien lu QUARANTE ANS!
   Comme un verdict impitoyable appuyé d’un coup de maillet. Une révélation : il est donc possible pour nous aussi d’atteindre l’âge de nos oncles. Bien triste nouvelle… Par conséquent, voulez-vous bien me dire quelle est cette idée de vouloir en faire une sorte de noce qui forcément goûtera un peu les funérailles?
   Pour l’occasion, Madeleine avait réservé une salle, l’avait décorée de fleurs, attaché au plafond des ballons imprimés du chiffre « funeste », préparé un copieux buffet, posé ici et là des photographies de SON Daniel. Elle voulait en faire un événement mémorable. Une petite table d’honneur était installée près du trône où le quadragénaire recevait les salutations narquoises des invités. Tout le monde était là : sa famille au complet ainsi que la nôtre, ses collègues, ses amis… les mêmes, finalement, qui devront se réunir très bientôt dans un décor à peu près semblable, moins les ballons.

   Dans l’entrechoquement des verres et des flutes, j’entendais tinter la cloche annonçant la fin de la récréation. Déjà! Nous venions tout juste de sortir (presque) indemne du passage tortueux de la vingtaine et j’avais, jusque-là, ce sentiment d’éternité où le passé est tout récent et l’avenir une vue de l’esprit, peut-être même une légende. Je nous voyais figés dans le temps comme sur une photo.

   Tout change si lentement qu’on ne voit pas le temps passer; on ne vit qu’au présent, la tête penchée sur son quotidien. C’est quand on la relève qu’on remarque alors que les feuilles ont changé de couleurs ou que le prince a perdu ses cheveux et on constate que l’automne vient d’arriver. Ce jour-là, je voyais Dan, notre tête de train, s’enfoncer sur la pente descendante. Après lui ce serait Princesse, et après elle, moi, et après moi, mes frères, tous accrochés l’un derrière l’autre comme des wagons… Une dégringolade. Et on fête ça!

   « Dan est mort! »

   Oui, d’accord, j’ai compris, et Madeleine, elle est quoi? Tétraplégique assurément, sans la moitié vivante d’elle-même. Comment peut-elle survivre à une telle amputation, elle qui faisait corps avec l’autre, fusionnait à lui jusqu’à disparaître? Ils n’ont pas eu d’enfants, aussi le prince a tout ramassé : la fille, l’épouse, la mère. En mourant le premier, c’est encore lui qui aura eu le beau rôle. 

   Au son du glas, veuillez laisser votre message :

   « Dan est mort! » 

   Comment est-ce possible? Ses parents sont toujours vivants! À peine soixante ans, sans maladie précise, ce n’est pas le candidat idéal, vous vous trompez. Sans doute un faux numéro.

   Ou peut-être pas…  

   Daniel vieillissait mal : sédentaire, buveur, fumeur, épicurien débridé. Il avait réussi à se négocier un départ à la retraite trois semaines avant l’âge de cinquante ans. Il s’en faisait une grande fierté. Quinze ans avant l’âge habituel… sans le moindre projet, sans plus d’intérêt dans la vie que peut en avoir un chat. Quinze longues années supplémentaires d’errance molle et confortable à boire, manger, dormir. Chaque jour, il rivalisait de farniente avec le plus gras de ses matous.
   L’homme n’est pas fait pour être un chat, ou alors il serait un chat. Ses artères lui ont rappelé la chose récemment, on a dû l’hospitaliser. Je suis allé le voir jeudi dernier à l’hôpital quelques jours avant l’opération. J’accompagnais Madeleine qui s’inquiétait. Qui s’inquiétait pour rien : « Voyons, petite sœur, que peut-il nous arriver? »  Vous savez ces histoires de bonnes fées marraines qui se penchent sur notre berceau? Vous allez me dire que c’est rare! Eh bien, pas pour nous, à notre naissance elles étaient venues en délégation; les malheurs nous évitaient. Je tentais de la rassurer en lui racontant plein de choses aussi farfelues que gentilles en grand naïf convaincu.

   Dans la chambre de Dan, nous échangions des civilités, parlions futilités, faisions du bruit, finalement, pour occuper l’espace que le silence voulait envahir. J’avais bien remarqué ses pupilles dilatées, luisantes d’un noir profond où pouvait se cacher derrière une présence innommable, mais je n’en ai pas tenu compte, ma foi en l’immortalité m’aveuglait. À la fin, je suis parti en lui disant « Bonne chance! »  Un souhait qu’aujourd’hui je trouve moins approprié que « Bon voyage! » et que j’aurais alors appuyé sur une poignée de main un peu plus longue, quelques secondes seulement de plus, mais qui ne me manqueraient pas en ce moment.  

   Puis hier, cet appel : « Dan est mort! »

   Quand j’ai raccroché, ces quarante années ont défilé dans ma tête en bande-annonce. Et je me suis couché doublement affligé de savoir que la mort avait maintenant mon numéro de téléphone…

 

Il n’y a plus de service au numéro que vous avez composé.

 

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