dimanche 16 juin 2013

CHRONIQUES D'UN INNOCENT
 
 
Pas de parapapa

 
    Si on fait le compte, j’aurai eu DEUX grands-mères et seulement UN « demi »-grand-père. C’est pas assez. C’est important un grand-père, un parapapa, autrement dit, pour compléter, aplanir, édulcorer l’éducation que nous donne un papa. Un parent, on le sait, c’est super occupé : ça part pressé le matin, ça revient fatigué le soir, pour se remettre aussitôt à besogner aux tâches quotidiennes : préparer, réparer, bricoler, picoler, coudre, moudre, résoudre, tondre, pondre, répondre, chicaner, boucaner, cancaner… Toujours sur le mode présent, le mode d’emploi, le plein emploi. Jamais le temps pour nous montrer la route des étoiles, nous raconter plein d’histoires incroyables de l’ancien temps. Pas de fonction « pause » pour arrêter l’image et prendre le recul nécessaire pour nous voir plus grands que nature. Il n’y a que les grands-parents qui peuvent faire ça. Il nous faut les parents de nos parents qui, après avoir légué à leurs enfants tous leurs biens, nous laisseront tous leurs mieux.

   Et plus spécifiquement un grand-papa. Car, contrairement à la grand-mère, lui, il prendra un jour sa retraite et aura alors du temps pour nous emmener au parc, à la pêche, au hockey… avec cette petite différence énorme qu’il se tiendra ni devant, ni à côté, et encore moins par-dessus, mais juste un pas derrière nous. C’est bien souvent au travers de ces petites activités paraparentales que le pont rejoindra l’autre rive et pourra passer ainsi le véritable héritage.

     Je n’ai vu que quelquefois grand-père Sullivan, un vieux monsieur malade, distant. Pas certain que je l’aurais reconnu dans la rue. Le père de maman, au contraire, je le voyais souvent, tous les jours, même, assis avec ma grand-mère debout à ses côtés, la main sur l’épaule, posant fièrement (et amoureusement, ça se devinait) sur la vieille photographie au-dessus du buffet dans la salle à manger. Il ressemblait à Georges Brassens : l’œil humide du poète et moustache à la gauloise. Il est mort d’une crise cardiaque, avons-nous appris, quand ma mère avait douze ans. Mort en plein après-midi, assis sur une chaise, il paraît. Comme sur la photo, avec possiblement le même regard. Ma grand-mère n’a plus jamais, par la suite, porté de couleurs, elle est passée au noir et blanc, laissant pour Victor, son bien-aimé, tout l’arc-en-ciel.

   Je ne sais rien de lui dont je n’ai même pas hérité le nom. C’est le chaînon manquant dans mon évolution. Qu’ai-je reçu de cet homme? Souvent, les gènes font un saut à la perche pour rejoindre l’autre génération. Ce petit talent-ci, cette sensibilité-là, cette humeur mélancolique si étrangère à mon père, je lui dois peut-être? On ne saura jamais; on ne s’est pas connu. Il n’aura ainsi jamais vu l’aboutissement de son œuvre (ou la conséquence de ses actes). Peut-être m’aurait-il pris en affection… Qu’est-ce que j’ai encore manqué, moi?  

   J’ai donc commencé ma vie en partie orphelin, je veux dire, qu’après mon père, aucun substitut paternel pour me protéger, me bénir, m’enseigner à être un homme.

Zéro sur deux.

Est-ce qu’on dit aussi : « Grands-pères manquants, petit-fils manqué »? 

En tout cas, ça regarde mal pour la suite…


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