Mon beau sapin
La coutellerie en argent est
étalée sur la table au travers des chandeliers et des bibelots argentés, c’est soir de
frottage. Les femmes, grand-maman, maman et Mireille, enduisent un petit
morceau de linge d’un poli crémeux qui sent la cire à plancher et, avec une
légère grimace, frottent énergiquement les ustensiles. Toutes appliquées à leur
tâche elles écoutent en même temps Bing Crosby à la radio : I’ m dreaming of a white Christmas…
chanson qu’on entend depuis quelques années, qui deviendra probablement un
classique avec le temps.
Je voudrais
bien les aider, mais « supposément » que je ne fais pas bien ça! Alors,
il n’y a plus rien à faire ici, d’autant plus qu’elles ont commencé à parler
des robes qu’elles vont porter pour le réveillon… Pfff, laissons-les placoter
et venez plutôt avec moi dans le salon. J’ai quelque chose à vous montrer.
Padam! Impressionnant,
hein? Eh oui, un arbre dans la maison. Un sapin. On appelle ça un arbre de Noël
quand il est décoré comme ça. Beau, n’est-ce pas? Cette boule-là, c’est moi qui
l’ai accrochée. Et celle-là aussi. Et cette autre aussi. Je n’accroche que les
plus belles. Comme celle-ci, ma préférée, en forme de citron avec un creux
brillant rouge et bleu et des rayures de poudre d’or, ça doit valoir une
fortune. Je l’ai mise la plus haute pour qu’on la voie bien, mais aussi parce
que c’est très fragile. Si on l’échappe, c’est un verre fin qui se casse en
mille morceaux et devient très très coupant.
L’étoile en haut? Non, ça, ce n’est pas moi, c’est mon père. C’est le
seul qui a le droit. Et qui est assez grand.
Quelle chose
magnifique, hein? C’est beau, c’est gros, ça sent bon! Et en plus, c’est décoré
de boules, de guirlandes, de glaçons. C’est franchement une belle acquisition. Félicitations!
(Je peux rimer comme ça, sans arrêt.)
Mais ce n’est
pas tout, vous n’avez encore rien vu. Attendez-moi ici, il faut que je rampe
sous l’arbre. Je reviens…
Voilà! Eh
oui, en plus il s’éclaire! Toutes ces petites ampoules de couleur lumineuses
dans leurs réflecteurs, c’est un véritable feu d’artifice figé en plein
éclatement. On dirait une hallucination, un rêve, un…
— Charles,
éteins l’arbre de Noël, tu sais que c’est dangereux de le laisser allumé quand
on n’est pas là.
— Mais maman,
je voulais juste le montrer.
— Montrer à
qui?
Hum…De toute
façon, elle ne comprendrait pas. Excusez-moi, je dois l’éteindre.
Les figurines
de plâtre sous l’arbre, c’est la crèche. On a le bœuf, l’âne, le petit Jésus
dans son berceau, la Vierge Marie et Saint-Joseph avec la canne cassée – ça
aussi, c’est fragile – et bien sûr, l’étable délabrée (que mon père a bien
rendu) dans laquelle tous ces personnages sont. Si vous regardez deux branches
plus haut, exactement au-dessus de la crèche, vous y voyez une canne en bonbon,
petit cadeau que Mlle Therrien m’a donné hier discrètement (je crois
qu’elle est toujours amoureuse de moi), au dernier jour d’école. Je l’ai posée
là, comme pour en faire une étoile de Belt… de Blehtéem.
— Charles, va
mettre ton pyjama, c’est l’heure de te coucher!
— Mireille,
elle? (Un automatisme)
— Elle est
déjà en pyjama.
C’est vrai,
j’aurais dû remarquer. Bon, j’y vais.
Mais vous, ne
partez pas! Je n’ai pas fini. Il faut que je vous dise que ce n’est pas
seulement chez nous qu’il y a un sapin dans la maison. On en trouve dans
presque toutes les maisons, on les voit par les fenêtres bien souvent. Il y en
a aussi dans l’église (mais ils ne sont pas décorés ceux-là, c’est un endroit
trop sérieux) et il y en a même un à l’école. Lundi, nous sommes arrivés dans
la classe et un superbe sapin trônait au milieu de la pièce, nos pupitres
disposés en cercle autour. Il n’avait pas de boules, mais quand même, il était
tout brillant de glaçons.
La maîtresse,
à notre dernière journée d’école avant les vacances des Fêtes, nous a fait
chanter des cantiques de Noël. Ce n’était pas des Petit Papa Noël ou des Petit
Renne au nez rouge, c’était plutôt des chansons religieuses. Mais
jolies.
Çà, bergers
assemblons-nous
Allons voir le
Messie eeee!
Les anges dan an
nos campagnes
Ont entonné
l’hymne des cieux…
Toutes des
chansons dont on ne comprend rien, mais qu’on fredonne au son. Elle en a même
chanté une que je n’avais jamais entendue. Je soupçonne que c’est elle qui l’a
inventée :
Venez divin
Messie,
Sauver nos jours
infortunés…
Le reste je ne m’en souviens plus. Mais je ne crois
pas que ça va connaître un gros succès son affaire.
Ma préférée,
si vous voulez savoir, c’est celle que mon père souvent nous chante :
Père Noël! Père
Noël!
Apporte des
bébelles
Viens chez nous
Fais pas le fou
J’vas donner
trente sous!
Et puis une autre (après ça, je vous laisse
partir) que je chante parfois à mon arbre quand il est éteint, qu’il n’est plus
qu’une présence fantomatique dans le salon sombre et que je sens un peu seul,
loin des siens restés dans la forêt, c’est :
Mon beau sapin!
Roi des forêts
Que j’aime ta
parure…
***