dimanche 15 décembre 2013


 
 
Je vous souhaite
 
UN BEAU NOËL !
 
 
 
À l'an prochain...
 
 

dimanche 8 décembre 2013


Mon beau sapin
 

   La coutellerie en argent est étalée sur la table au travers des chandeliers et des bibelots argentés, c’est soir de frottage. Les femmes, grand-maman, maman et Mireille, enduisent un petit morceau de linge d’un poli crémeux qui sent la cire à plancher et, avec une légère grimace, frottent énergiquement les ustensiles. Toutes appliquées à leur tâche elles écoutent en même temps Bing Crosby à la radio : I’ m dreaming of a white Christmas… chanson qu’on entend depuis quelques années, qui deviendra probablement un classique avec le temps. 

   Je voudrais bien les aider, mais « supposément » que je ne fais pas bien ça! Alors, il n’y a plus rien à faire ici, d’autant plus qu’elles ont commencé à parler des robes qu’elles vont porter pour le réveillon… Pfff, laissons-les placoter et venez plutôt avec moi dans le salon. J’ai quelque chose à vous montrer.

   Padam! Impressionnant, hein? Eh oui, un arbre dans la maison. Un sapin. On appelle ça un arbre de Noël quand il est décoré comme ça. Beau, n’est-ce pas? Cette boule-là, c’est moi qui l’ai accrochée. Et celle-là aussi. Et cette autre aussi. Je n’accroche que les plus belles. Comme celle-ci, ma préférée, en forme de citron avec un creux brillant rouge et bleu et des rayures de poudre d’or, ça doit valoir une fortune. Je l’ai mise la plus haute pour qu’on la voie bien, mais aussi parce que c’est très fragile. Si on l’échappe, c’est un verre fin qui se casse en mille morceaux et devient très très coupant. 

L’étoile en haut? Non, ça, ce n’est pas moi, c’est mon père. C’est le seul qui a le droit. Et qui est assez grand.

   Quelle chose magnifique, hein? C’est beau, c’est gros, ça sent bon! Et en plus, c’est décoré de boules, de guirlandes, de glaçons. C’est franchement une belle acquisition. Félicitations! (Je peux rimer comme ça, sans arrêt.)
   Mais ce n’est pas tout, vous n’avez encore rien vu. Attendez-moi ici, il faut que je rampe sous l’arbre. Je reviens… 

   Voilà! Eh oui, en plus il s’éclaire! Toutes ces petites ampoules de couleur lumineuses dans leurs réflecteurs, c’est un véritable feu d’artifice figé en plein éclatement. On dirait une hallucination, un rêve, un…

   — Charles, éteins l’arbre de Noël, tu sais que c’est dangereux de le laisser allumé quand on n’est pas là.

   — Mais maman, je voulais juste le montrer.

   — Montrer à qui?

   Hum…De toute façon, elle ne comprendrait pas. Excusez-moi, je dois l’éteindre.

   Les figurines de plâtre sous l’arbre, c’est la crèche. On a le bœuf, l’âne, le petit Jésus dans son berceau, la Vierge Marie et Saint-Joseph avec la canne cassée – ça aussi, c’est fragile – et bien sûr, l’étable délabrée (que mon père a bien rendu) dans laquelle tous ces personnages sont. Si vous regardez deux branches plus haut, exactement au-dessus de la crèche, vous y voyez une canne en bonbon, petit cadeau que Mlle Therrien m’a donné hier discrètement (je crois qu’elle est toujours amoureuse de moi), au dernier jour d’école. Je l’ai posée là, comme pour en faire une étoile de Belt… de Blehtéem.

   — Charles, va mettre ton pyjama, c’est l’heure de te coucher!

   — Mireille, elle?  (Un automatisme)

   — Elle est déjà en pyjama.

   C’est vrai, j’aurais dû remarquer. Bon, j’y vais.

   Mais vous, ne partez pas! Je n’ai pas fini. Il faut que je vous dise que ce n’est pas seulement chez nous qu’il y a un sapin dans la maison. On en trouve dans presque toutes les maisons, on les voit par les fenêtres bien souvent. Il y en a aussi dans l’église (mais ils ne sont pas décorés ceux-là, c’est un endroit trop sérieux) et il y en a même un à l’école. Lundi, nous sommes arrivés dans la classe et un superbe sapin trônait au milieu de la pièce, nos pupitres disposés en cercle autour. Il n’avait pas de boules, mais quand même, il était tout brillant de glaçons.

   La maîtresse, à notre dernière journée d’école avant les vacances des Fêtes, nous a fait chanter des cantiques de Noël. Ce n’était pas des Petit Papa Noël ou des Petit Renne au nez rouge, c’était plutôt des chansons religieuses. Mais jolies. 

Çà, bergers assemblons-nous
Allons voir le Messie eeee!

Les anges dan an nos campagnes
Ont entonné l’hymne des cieux… 

   Toutes des chansons dont on ne comprend rien, mais qu’on fredonne au son. Elle en a même chanté une que je n’avais jamais entendue. Je soupçonne que c’est elle qui l’a inventée :

Venez divin Messie,
Sauver nos jours infortunés… 

Le reste je ne m’en souviens plus. Mais je ne crois pas que ça va connaître un gros succès son affaire. 

   Ma préférée, si vous voulez savoir, c’est celle que mon père souvent nous chante :

Père Noël! Père Noël!
Apporte des bébelles
Viens chez nous
Fais pas le fou
J’vas donner trente sous!

   Et puis une autre (après ça, je vous laisse partir) que je chante parfois à mon arbre quand il est éteint, qu’il n’est plus qu’une présence fantomatique dans le salon sombre et que je sens un peu seul, loin des siens restés dans la forêt, c’est :

Mon beau sapin!
Roi des forêts
Que j’aime ta parure…


***
 

dimanche 1 décembre 2013


 
Fièvre
 

   Comment un fou peut-il savoir qu’il est fou? Il est dans son monde où l’incohérence ne se détecte pas. Si tout le monde virait fou en même temps, comment le saurions-nous? Qu’est-ce qui nous fait croire que nous ne le sommes pas? J’ai mal à la tête. Je suis dans un rêve qui n’est pas dans mon sommeil. Les proportions des choses se dépassent, se surpassent, touchent à l’infini, je me vois dans un microscope. D’ailleurs, ce n’est plus moi, c’est une masse, la Masse, qui n’en finit plus de gonfler, gonfler, gonfler. Je brûle et mon corps tremble de froid.


   Tout est flou. J’entends des voix. Pourquoi on parle? À quoi ça sert de parler.  Tant de mots qui n’expliquent rien. Un chien n’a jamais dit à son maître qu’il l’aimait. La parole est superflue, le fluide entre les corps suffit. J’ai soif. Très, très, très soif. L’eau ne m’étanche pas, même boire le fleuve ne suffirait pas.

Je m’assèche.

   Je pars, je reviens, j’entends des voix. « Tousse un peu Charles. »  Une pierre froide me parcourt le dos. On me retient en avant. « Plus fort, trois coups. » Je retombe endormi. 

     — Combien, docteur?
     — 104. Faut faire descendre la température.

    La montagne en pulsation me mange, m’engloutit. Un gonflement régulier monte en moi, l’espace va finir par manquer.  

J’ai froid.

   Comme tout devient minuscule! La terre est trop petite, je dois me rapprocher pour la voir. Mais je perds le « je », fondu dans un magma, l’infini, l’immatériel. Un mince souvenir, une reconnaissance d’un état par des mots : « Charles », « Maman », « lit », « chambre »… me relie à un monde parallèle.

J’ai chaud.

   Un petit déséquilibre de rien du tout, une goutte de trop ou de moins dans la chimie de mon cerveau et le monde entier vient de changer; je ne suis plus le même. C’est épeurant. Comme ces histoires d’amnésie subite : un coup à la tête, et soudain on n’a plus de passé. Tout est à refaire, les gens qu’on aime deviennent des étrangers, nous indiffèrent. C’est angoissant. Tout cet univers serait donc si fragile? Un simple dérèglement hormonal et nous ne sommes plus tout à fait la même personne. 

J’ai peur.

   Je ne sais plus si je rêve. Je me sens rêvé, donc je ne rêve pas. Ou alors je rêve que je ne rêve plus. Comment en sort-on? C’est comme un miroir qui se reflète dans un autre, je me perds, je ne trouve plus la sortie.

J’ai mal.

   J’ai perdu toute notion du temps. Est-ce le jour, la nuit, l’été, l’hiver? Je suis parti depuis si longtemps. Et où suis-je? Je ne sais pas. Je bouge sans arrêt. Je tremble trop. Où suis-je? Au fond de la mer? Quelque part dans les étoiles? Je sais seulement que j’y suis seul. Terriblement seul. Et encore, je ne suis même plus.

J’ai fondu.

   

   Quelques images me reviennent : Minet, mon petit frère Paulo qui court dans le corridor, le bruit dans la cuisine, ça sent les toasts brûlées.

Je remonte à la surface; j’ai moins chaud. J’ai mal dans le cou, mais au moins je sais que c’est dans le cou que j’ai mal, mon corps a retrouvé ses membres. J’ai des ouates dans les oreilles et je remarque qu’il y a quelques taches de sang sur mon oreiller. 

J’ai faim.

                        Bon signe.   
 
***