L’âge de raison
Depuis hier, ma vie a changé. J’ai eu sept ans, l’âge de raison. Fini pour moi l’innocence; je suis apte
désormais à distinguer le bien du mal. L’âge
de raison, ce n’est pas, comme certains auraient pu le croire, la faculté de
discerner le vrai du faux… Hé, non! Moi, aussi j’ai pensé ça. J’avais hâte de me réveiller, espérant que je
saurais une fois pour toutes si le père Noël existe ou pas. Ce n’est pas ça que m’a expliqué maman. Ce n’est pas, non plus, comme d’autres
pourraient le penser qu’on devient tout à coup infaillible : ne m’obstine pas ! J’ai raison. Malgré qu’on en ait l’âge, on n’a pas
raison pour autant. Enfin, pas toujours.
Bon, à quoi ça sert, alors, allez-vous me
dire? À pas grand-chose,
finalement. À se faire davantage
reprocher d’avoir mal agi : T’as
sept ans, t’es plus un bébé! Tu
devrais pourtant savoir… Et à se
sentir un peu plus coupable de ne pas savoir. C’est à peu près tout. Je n’ai pas, depuis hier, senti vraiment
autre chose.
Mais soyons positifs, je peux distinguer le
bien du mal, c’est au moins ça. Avant
hier, je n’aurais peut-être pas su que mentir était mal, par exemple. Dire la vérité c’est bien, mentir c’est mal.
Aujourd’hui, je peux aller voir quelqu’un et lui dire ses quatre vérités, sans
me sentir mal. D’ailleurs, j’ai bien le goût de commencer tout de suite par
François.
Mais avant, faudrait que je teste un peu mon
nouveau talent. Ça me prend quelque
chose… euh, voyons voir… Tiens! Si on me
demandait, par exemple :
— Est-ce
que c’est bien de battre son petit frère?
— Euh…
(Pouvez-vous répéter la question?)
Je suis peut-être parti trop raide,
commençons par quelque chose de plus facile.
Faut pas que je force trop ma nouvelle faculté, elle est toute
neuve. Disons…
— Est-ce
que c’est bien de se faire chicaner par ses parents?
— Non.
Ce n’est pas bien.
ÇA MARCHE!
Voyez, c’est sorti tout seul!
Faut j’aille le dire à maman.
Elle ne savait peut-être pas que c’était mal. Mais pratiquons encore un peu. Une ou deux autres questions pour bien tester
la chose. Euh… disons :
— Est-ce
que c’est bien de …
Non, changeons la formule, pratiquons le
mal :
— Est-ce
que c’est mal de voler des bonbons chez madame Dionne?
— Non,
parce qu’elle ne s’en aperçoit pas. Ce
qu’on ne sait pas ne fait pas mal.
(Hé, Hé!)
— Donc, c’est bien, alors?
(Oooh! Ma faculté est en forme!)
— Oui,
je dirais. Quand c’est pour partager avec ses camarades, voler aux riches pour
donner aux pauvres, c’est même un beau geste.
Je fais comme Robin des Bois.
Ouais, cette nouvelle aptitude, c’est pas mal! Ça fait du bien! Je ne déteste pas avoir
raison. C’est bien de savoir ce qui est mal de ce qui ne l’est pas. Avant j’aurais hésité sur cette question, je
ne pouvais pas aussi bien distinguer le bien, je voyais mal. Mais là tout est plus clair, je sens que ça
rentre. Avec un peu d’entraînement, je
vais pouvoir donner des avis éclairés sur une foule de questions morales.
Peut-être qu’on me paiera pour ça...
Non, là j’exagère. Je me suis un peu
emballé. Tout le monde qui a plus de
sept ans a l’âge de raison. Il y a juste
François et Paulo que je peux impressionner avec ça. Les autres en savent
autant que moi, sinon plus. Tiens, le
grand Denis Dionne, par exemple, Lui il est intelligent, Lui ça fait longtemps
qu’il a sept ans. Il est dehors justement.
Je vais aller le voir pour savoir
comment on se sent avec cette sagesse. Il va sûrement pouvoir m’apprendre plus.
— Salut Denis!
— Salut!
— Sais-tu
la différence entre le bien et le mal? que je lui pose candidement, comme si je
ne savais pas qu’il a l’âge de raison depuis longtemps.
— Ben
oui! C’est quoi ton problème?
— T’as
pas remarqué, j’ai maintenant l’âge de raison.
— …
Devant son indifférence, j’enchaîne :
— C’est
quoi la différence? dis-je.
— Le
bien c’est bien, le mal c’est mal.
Ça part bien mal. Je reformule ma
question :
— Oui,
mais qu’est-ce qui est bien et qu’est-ce qui est mal?
— C’est
bien de faire le bien, c’est mal de faire le mal.
— Oui,
mais c’est quoi le bien? j’insiste.
— C’est
ce qui ne fait pas mal. C’est évident.
Je suis bouche bée. J’ai l’air d’un poisson qui cherche son air
hors de l’eau. Je veux formuler une autre question, mais je ne sais plus quoi penser.
— C’est-tu
plus clair? me questionne-t-il d’un air supérieur.
— Oui,
ben sûr. Je le savais de toute façon. Je
voulais juste vérifier. Merci.
Je ne sais pas si je suis impressionné ou
déçu. Venant d’un autre, j’aurais douté
de cette réponse. Mais de Denis, Le
Denis Dionne, je me soumets. J’imagine
peut-être les choses compliquées alors qu’en fait elles sont toutes
simples.
On dit que tout est bien qui finit bien,
c’est donc quand ça finit mal que c’est mal… Voyez, moi aussi je suis capable d’utiliser
le concept.
Moi aussi, un jour, je finirai par
comprendre…
Tant
bien que mal.
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