Il nous a fallu traverser un pont large comme un
boulevard, quelque chose qui ressemblait à un immense squelette d’acier. Celui
d’un dragon sans doute mort en enjambant le fleuve. Pour ajouter au spectaculaire
on suivait un corridor balisé par des panneaux lumineux indiquant des flèches
vertes aux côtés d’autres de X rouges accrochés à chaque section de la
structure. Impressionnant. Rien de tel à Drummondville. Ici, nous sommes dans
le futur.
Puis à la
sortie, on est entrés : Montréal, enfin! Nous y sommes. Déjà, rien n’est
plus pareil. Des rues immenses où circule à l’étroit un trafic coincé entre ces
édifices soudés les uns aux autres; mon père est concentré, ma mère nerveuse,
nous excités et silencieux. Aucun espace, aucun champ vide, quelques arbres
tout juste décoratifs, et du béton, et du béton, et du béton en longueur, en
largeur, en hauteur. Que d’empilage, de bousculade, d’agitation : c’est la
grande ville.
Quelle est donc
cette idée de s’agglutiner? De tant chercher à se coller les uns aux
autres? Et par-dessus, et par-dessous. Je ne comprends pas, je vois tous ces
gens déambuler, se croiser, marcher côtes à côtes, n’ayant de distance que dans
le regard, et je devine qu’ils sont nécessairement d’une autre espèce. Des
mutants, peut-être.
Nous avons
roulé, que dis-je, dérivé quelques rues, emportés comme un bâton par le courant,
pour nous échouer au bord d’un parc. Le Parc Lafontaine. Rue Papineau, plus
précisément, l’endroit tout désigné pour un pique-nique entre deux bancs! On
est venus pour magasiner, mais comme il est midi, il faut manger. Rien n’arrête
mon père quand il s’agit de dîner. Où il se trouve, suffit d’un endroit vert
avec au moins un arbre et il fournit le reste : la table pliante, les
chaises, la glacière, et parfois un petit poêle à naphta. Comme ici même, en
plein centre-ville. Ne vous étonnez pas. Ç’aurait pu être un cimetière, ç’a
déjà failli être un terrain de golf, durant une ronde! nous a-t-on raconté. Enfin,
n’importe où, du moment qu’il est midi. Même dans un restaurant! Un jour, nous y
sommes entrés toute la famille, occupant la plus grande table, la glacière au
centre, mon père a commandé deux casseaux de frites. « Juste deux, a-t-il
dit, ce sera assez, on n’a pas ben faim... » C’est quand il a dit de laisser faire pour la
liqueur, qu’on en avait dans l’auto, qu’il m’enverrait la chercher, c’est là,
je crois, que le patron s’est énervé… et que ma mère en a eu assez. Elle nous a
fait signe et on est tous sortis assez vite du restaurant. Finalement, c’est
dans l’auto que le pique-nique a eu lieu. Dans un pesant silence.
Pendant qu’on
préparait à manger, je me suis aventuré sur le trottoir, m’approchant du trafic
comme d’une rivière où passait un flot continu de voitures allant se déverser
en bas de la côte, rue Sherbrooke. J’étais fasciné par des rails en plein
milieu de l’avenue. Ce peut-il? Dans une grande ville, il y a tellement peu
d’espace que les trains doivent circuler dans la rue, ai-je pensé. J’attendais
le prochain. D’ici, je le verrais de près. On m’a expliqué, par la suite, que
ce n’est pas un train, mais un tramway qui passait là. Et que j’attendais pour
rien, le dernier étant passé il y a tout juste un an.
Je remarquais
les passants qui nous regardaient. Un choc culturel. Chacun étonné de
rencontrer l’autre. Les oiseaux se doutent bien qu’il existe des poissons, mais
ils ne s’attendent jamais de les trouver dans un arbre. Parmi toute cette faune
médusée (et pourtant habituée à l’insolite), j’ai vu du genre humain qu’on n’a
pas coutume de voir chez nous : un cul-de-jatte sur une planche à roulettes,
une vieille femme qui parlait toute seule à voix haute, des jeunes bizarrement habillés,
une nouvelle mode sans doute qui nous arrivera bientôt (nous sommes dans le
futur, je le répète), un quêteux, des petites Chinoises et même un nègre! Comme
dans les vues. Un vrai nègre, tout noir. Un cuir complet partout sur le corps. Jamais
rien vu de tel à Drummondville, je vous l’assure.
« Charles, ne reste pas là. C’est prêt,
viens manger! », m’a crié ma mère. Je suis parti rejoindre les miens,
dérangeant au passage quelques pigeons résolument citadins qui me toisaient
avec cet œil rond semblant dire : « Vous êtes qui, vous autres? »
On a quand
même mangé au milieu de tout ce tumulte d’autobus qui arrêtent et repartent, de
cris de sirènes, cigales de cité,
stridulant à tout moment, au centre d’un flux continu d’autos et d’autochtones.
Comme au cinéma, Mireille, Paulo et moi, avalions nos bouchées, bouche bée, les
yeux rivés sur ces étranges créatures de la ville, suivant sans discrétion chacun
de leurs mouvements.
« Il ne
faut pas dévisager les gens comme ça, nous a dit maman. On n’est pas chez nous. »
***
Vacances obligent, de retour en septembre...