H.
« Suis-je mort? »
Si vous avez mal aux dents, tout le monde
comprend votre mal, mais personne ne le ressent à votre place. Vous êtes seul
au monde. Le fou a son univers propre, on ne peut pas communiquer avec lui,
parce que nous sommes objets de sa conscience. Il est souverain.
« Suis-je mort? Comment le savoir? »
Albin H. depuis toujours se morfondait avec
de telles questions. On se limitait à écrire H. pour ne pas s’aventurer dans
l’orthographie de son nom de famille impossible : Hevbrünovlasky Zvenn (avec deux n). Il tenait ça de son père,
Monsieur H., ancien boursicoteur bien connu qui avait fait fortune dans le
hasard en prenant des chances sur des actions fort risquées.
Albin, jeune trentenaire solitaire, assez
grand, plutôt blond, modérément laid, avait, disons-le, un gros nez. Ah, pas
une péninsule, n’exagérons rien, mais un assez immense appendice qui lui
partait du front et n’en finissait plus. Il s’en complexait, c’est bien sûr –
j’aurais bien voulu vous voir à sa place. Il a cherché toute son adolescence à apprivoiser
la chose. Mais les miroirs étaient de glace et lui retournaient toujours une
image caricaturale. Il avait beau négocier les angles, le constat restait le
même : pas beau. Vraiment pas beau. Un si long nez fait loucher forcément,
il lui fallait faire de grands efforts pour voir plus loin, ce qui lui donnait
un regard de chouette. En écarquillant autant les yeux, on remarquait moins son
nez. Petite diversion commode, comme un boiteux boitant de l’autre pied. On ne
savait plus où regarder.
Enfin, passons là-dessus, il n’y a pas que
le physique dans la vie. Il y a aussi la chimie : un mélange unique des
fluides qui forme le caractère d’une personne. Dans son cas, la mixture avait
engendré un être rêveur, contemplatif, philosophe. Son activité préférée était
de ne rien faire. Il y consacrait tout son temps libre, ne travaillant que pour
se reposer. Observer, entendre, sentir, dormir, veiller, penser. Comme un chien
finalement, toujours le nez en l’air. Les chiens pensent, ils n’ont que ça à
faire. Même quand ils dorment, ils rêvent. On se méprend beaucoup sur leur
compte, ils sont fort occupés intérieurement. Si on a le temps, tantôt, on y
reviendra, pour l’instant restons dans le propos.
Un soir donc, qu’il était occupé à ne rien
faire, il eut encore cette affolante sensation de ne pas être. « Suis-je
mort? » s’inquiéta-t-il. (Une idée absurde, oui d’accord, mais qui nous
arrive parfois comme une vérité les pattes en l’air. Faut la prendre par en
dessous, ce qui exige une certaine flexibilité).
Il ne doutait pas de sa présence dans
l’existence, mais plutôt de son absence. Était-ce l’effet de la drogue ou de
l’extrême réflexion? Les deux troublent l’esprit. Ces prises de consciences aiguës
se transformaient ainsi en crises d’existence graves, particulièrement depuis son
appendicite vermineuse; pas tant de l’opération subie que de l’anesthésie qui
l’avait précédée. Il en avait gardé des séquelles un peu comme l’épilepsie quelquefois
à la suite d’un traumatisme crânien.
En
regardant l’anesthésiste le piquer dans le bras il avait pensé : « J’espère
que ça va marcher son truc ».
— Comptez jusqu’à
cinq, vous allez partir à trois, lui avait dit le médecin, gouailleur.
« Un, deux, tr… Merde! Ça n’a pas
marché », il entendait parler autour de lui. Un frisson lui parcourait le
corps. Une tête rieuse s’est penchée sur lui, celle du chirurgien Goguenard (son nom) : « Elle était
grosse comme ça. Une vraie balle de tennis. On a bien fait
d’opérer. » Tout ça ressemblait à
un mauvais montage dans un film : le héros entre dans une maison et on le
retrouve sur un radeau en pleine mer. Où était-il tout ce temps? Et comment
parler de temps, il n’y en avait pas eu? Même pas la sensation qu’on en a en
dormant. Zéro activité. Zéro existence. Il serait mort, qu’il ne le saurait
pas.
Suite la semaine prochaine