dimanche 2 mars 2014


H.
 
  
 « Suis-je mort? »

   Si vous avez mal aux dents, tout le monde comprend votre mal, mais personne ne le ressent à votre place. Vous êtes seul au monde. Le fou a son univers propre, on ne peut pas communiquer avec lui, parce que nous sommes objets de sa conscience. Il est souverain.

  « Suis-je mort? Comment le savoir? » 

   Albin H. depuis toujours se morfondait avec de telles questions. On se limitait à écrire H. pour ne pas s’aventurer dans l’orthographie de son nom de famille impossible : Hevbrünovlasky Zvenn (avec deux n). Il tenait ça de son père, Monsieur H., ancien boursicoteur bien connu qui avait fait fortune dans le hasard en prenant des chances sur des actions fort risquées.

   Albin, jeune trentenaire solitaire, assez grand, plutôt blond, modérément laid, avait, disons-le, un gros nez. Ah, pas une péninsule, n’exagérons rien, mais un assez immense appendice qui lui partait du front et n’en finissait plus. Il s’en complexait, c’est bien sûr – j’aurais bien voulu vous voir à sa place. Il a cherché toute son adolescence à apprivoiser la chose. Mais les miroirs étaient de glace et lui retournaient toujours une image caricaturale. Il avait beau négocier les angles, le constat restait le même : pas beau. Vraiment pas beau. Un si long nez fait loucher forcément, il lui fallait faire de grands efforts pour voir plus loin, ce qui lui donnait un regard de chouette. En écarquillant autant les yeux, on remarquait moins son nez. Petite diversion commode, comme un boiteux boitant de l’autre pied. On ne savait plus où regarder.

 

   Enfin, passons là-dessus, il n’y a pas que le physique dans la vie. Il y a aussi la chimie : un mélange unique des fluides qui forme le caractère d’une personne. Dans son cas, la mixture avait engendré un être rêveur, contemplatif, philosophe. Son activité préférée était de ne rien faire. Il y consacrait tout son temps libre, ne travaillant que pour se reposer. Observer, entendre, sentir, dormir, veiller, penser. Comme un chien finalement, toujours le nez en l’air. Les chiens pensent, ils n’ont que ça à faire. Même quand ils dorment, ils rêvent. On se méprend beaucoup sur leur compte, ils sont fort occupés intérieurement. Si on a le temps, tantôt, on y reviendra, pour l’instant restons dans le propos.

 

   Un soir donc, qu’il était occupé à ne rien faire, il eut encore cette affolante sensation de ne pas être. « Suis-je mort? » s’inquiéta-t-il. (Une idée absurde, oui d’accord, mais qui nous arrive parfois comme une vérité les pattes en l’air. Faut la prendre par en dessous, ce qui exige une certaine flexibilité).

   Il ne doutait pas de sa présence dans l’existence, mais plutôt de son absence. Était-ce l’effet de la drogue ou de l’extrême réflexion? Les deux troublent l’esprit. Ces prises de consciences aiguës se transformaient ainsi en crises d’existence graves, particulièrement depuis son appendicite vermineuse; pas tant de l’opération subie que de l’anesthésie qui l’avait précédée. Il en avait gardé des séquelles un peu comme l’épilepsie quelquefois à la suite d’un traumatisme crânien.  

En regardant l’anesthésiste le piquer dans le bras il avait pensé : « J’espère que ça va marcher son truc ».

—  Comptez jusqu’à cinq, vous allez partir à trois, lui avait dit le médecin, gouailleur.

   « Un, deux, tr… Merde! Ça n’a pas marché », il entendait parler autour de lui. Un frisson lui parcourait le corps. Une tête rieuse s’est penchée sur lui, celle du chirurgien Goguenard (son nom) : « Elle était grosse comme ça. Une vraie balle de tennis. On a bien fait d’opérer. »  Tout ça ressemblait à un mauvais montage dans un film : le héros entre dans une maison et on le retrouve sur un radeau en pleine mer. Où était-il tout ce temps? Et comment parler de temps, il n’y en avait pas eu? Même pas la sensation qu’on en a en dormant. Zéro activité. Zéro existence. Il serait mort, qu’il ne le saurait pas.
 
                                                                   Suite la semaine prochaine