dimanche 17 mai 2015




 Un infirme
 


   « Maman j’ai vu un infirme. Un enfant avec un petit bras. Un bras de bébé. »  Je revenais du parc et j’avais hâte de me libérer de cette vision cauchemardesque.  J’en étais complètement bouleversé. Durant toute la journée où j’ai vu ce petit garçon, je n’en finissais plus de m’étonner de voir les autres avec des bras normaux. Cette image me venait comme une fixation et cherchait à se coller à tout le monde que je croisais. Je m’imaginais cet enfant constamment malheureux. Une blessure qui ne guérit pas. On se couche avec ça, on se réveille… et le bobo est encore là. On se couche et le lendemain, c’est toujours là. ÇA NE GUÉRIT PAS.

   Maman nous a toujours dit qu’il ne fallait jamais rire d’un infirme. Je ne vois pas pourquoi, il n’y a pourtant rien de drôle. Elle aurait dû plutôt nous dire qu’il ne faut jamais pleurer d’un infirme. Ça, j’aurais compris. Je ne sais pas ce qu’est la mort, mais je ne crois pas que ce soit pire. Mort, on est tous pareil. Mais être vivant et si différent des autres, ça doit être terrible. Il ne sera pas aimé. Les gens vont le dédaigner. Il fait peur, il fait pitié. Il va être malheureux. Il est handicapé et en plus on le rejettera. Toute sa vie. 

   Je ne m’en remettais pas, j’avais perdu l’appétit. Même s’il y avait eu du dessert, je crois que… non, quand même! J’en aurais pris, mais sans bonheur. Maman a remarqué ma tristesse au souper : « Es-tu toujours attristé par cet infirme que tu as vu aujourd’hui? » m’a-t-elle demandé. Puis elle m’a expliqué. « Cet enfant ne souffre pas, sauf du rejet que tu pourrais lui faire. Tu rencontreras des gens beaucoup plus accablés que lui dans la vie sans pourtant rien remarquer de leur cœur terriblement amoché. Il y a pire que la difformité pour répugner les autres, la méchanceté, par exemple. Tous les chiens savent ça. »  Bon, enfin, elle ne l’a pas dit comme ça, je fais un peu de littérature, mais c’est un peu ce que ça voulait dire. 


   Je ne serai jamais un vrai dur, j’ai moi aussi un sévère handicap qu’on ne voit pas : l’hypersensibilité. Ça va me nuire plus tard. À cause de ça je ne serai jamais un chef. Ni même un bon soldat. Je vais être une moumoune et les gens vont rire de moi.  

   Il faut que je m’endurcisse. Il est où mon petit frère?

 

***