« Maman j’ai vu un infirme. Un enfant
avec un petit bras. Un bras de bébé. »
Je revenais du parc et j’avais hâte de me libérer de cette vision
cauchemardesque. J’en étais complètement
bouleversé. Durant toute la journée où j’ai vu ce petit garçon, je n’en
finissais plus de m’étonner de voir les autres avec des bras normaux. Cette
image me venait comme une fixation et cherchait à se coller à tout le monde que
je croisais. Je m’imaginais cet enfant constamment malheureux. Une blessure qui
ne guérit pas. On se couche avec ça, on se réveille… et le bobo est encore là.
On se couche et le lendemain, c’est toujours là. ÇA NE GUÉRIT PAS.
Maman nous a
toujours dit qu’il ne fallait jamais rire d’un infirme. Je ne vois pas
pourquoi, il n’y a pourtant rien de drôle. Elle aurait dû plutôt nous dire
qu’il ne faut jamais pleurer d’un infirme. Ça, j’aurais compris. Je ne sais pas
ce qu’est la mort, mais je ne crois pas que ce soit pire. Mort, on est tous
pareil. Mais être vivant et si différent des autres, ça doit être terrible. Il
ne sera pas aimé. Les gens vont le dédaigner. Il fait peur, il fait pitié. Il
va être malheureux. Il est handicapé et en plus on le rejettera. Toute sa
vie.
Je ne m’en
remettais pas, j’avais perdu l’appétit. Même s’il y avait eu du dessert, je
crois que… non, quand même! J’en aurais pris, mais sans bonheur. Maman a
remarqué ma tristesse au souper : « Es-tu toujours attristé par cet
infirme que tu as vu aujourd’hui? » m’a-t-elle demandé. Puis elle m’a
expliqué. « Cet enfant ne souffre pas, sauf du rejet que tu pourrais lui
faire. Tu rencontreras des gens beaucoup plus accablés que lui dans la vie sans
pourtant rien remarquer de leur cœur terriblement amoché. Il y a pire que la
difformité pour répugner les autres, la méchanceté, par exemple. Tous les
chiens savent ça. » Bon, enfin, elle ne l’a pas dit comme ça, je
fais un peu de littérature, mais c’est un peu ce que ça voulait dire.
Je ne serai
jamais un vrai dur, j’ai moi aussi un sévère handicap qu’on ne voit pas :
l’hypersensibilité. Ça va me nuire plus tard. À cause de ça je ne serai jamais
un chef. Ni même un bon soldat. Je vais être une moumoune et les gens vont rire de moi.
Il faut que
je m’endurcisse. Il est où mon petit frère?
***