Le sexe
J’ai failli me marier. Au
premier rendez-vous elle était là, au second en retard, au troisième absente.
Madeleine, l’amie de ma sœur, m’avait
déjà tout fait ressentir de l’amour : le coup de foudre, l’extase, le
rejet, la peine. En trois jours, trois petits jours, j’avais tout connu de
l’amour. Le sexe, c’est fort.
Bien
sûr, il y avait la petite Laporte, voisine d’en face d’un an plus jeune que
moi, qui me tournait autour depuis longtemps. Sarah, qu’elle s’appelait. Un drôle de prénom, je sais, tenant
probablement ça de sa mère qui venait d’un autre pays; une grande femme au
teint foncé, à la chevelure noire, portant un nom tout aussi curieux :
Deborah. Ce qui faisait bien rire le quartier le fait qu’elle soit mariée à un
Laporte…
Enfin, ce que je veux dire c’est que la petite
Laporte se prenait pour ma femme. Elle me préparait des soupes de boues avec
quelques pissenlits et m’offrait ça comme un bouillon « de fait du
bien ». Elle était toujours après moi pour jouer à la
« madame », jeu infiniment plate, qui consistait essentiellement à
s’inventer une petite maison, après quoi elle disait : « Bon, mon
mari, tu vas partir travailler pendant que je vais préparer le souper ».
Ce que je faisais aussitôt. Oubliant chaque fois de rentrer…
Bon, mais avec tout ça, on s’éloigne du
propos, c’est de sexe que je voulais parler. Revenons-y.
Le sexe c’est fort, disais-je. Même à l’état
larvé, ça opère. Ma sœur, gentille et sociable, attirait dans la cour de
nombreuses petites amies. Moi, qui me chicanais régulièrement avec mon seul
ami, François, pour rien, une bouchée de pain bien souvent, j’étais, la plupart
du temps, le seul représentant de mon espèce en ces lieux. Mais on ne le savait
pas encore. C’est par un jeu que le tout fut découvert.
Mon père avait l’habitude d’appuyer notre
petite piscine contre le mur du hangar pour faire sécher la toile, ce qui
créait une sorte de tente. Une amie de ma sœur a eu l’idée qu’on aille s’y
cacher pour se montrer le pipi. Expérience plus curieuse qu’érotique, bien
évidemment. À tour de rôle donc, chacune entrait, et les culottes aux genoux,
attendait la visite. Quand tout le monde avait défilé, une autre la remplaçait,
et le petit manège reprenait sous la bonne humeur trouble et excitante… jusqu’à
ce que mon tour arrive. Instantanément, je suis devenu la grande attraction sous
le chapiteau, un genre de monstre de cirque. La nervosité montait dans la file
d’attente juste à entendre les beurk et
les ouache et à voir les visages
traumatisés qui en ressortaient. « Cette
chose pendante, on dirait un ver. Ouache! »
Qui pensez-vous en a été le
plus marqué? Ces princesses toutes pareilles avec rien, ou moi, l’informe, le
rejeté, avec quelque chose en plus? Quelque chose pourtant que je trouvais fort
utile pour pisser. Nécessaire même. Qui pensez-vous s’est couché ce soir-là,
avec un grand mystère à élucider?
À force
de questions on a fini par comprendre que tout était normal. Il y avait des
garçons (mon père en étant un, lui-même) et des filles, comme mère, comme ma
sœur. Ça semble banal aujourd’hui, mais à cet âge ça divise le monde pas mal. À
force de questions on a appris que c’est comme ça que les gens se marient,
qu’il y a l’amour.
Bien
que terrorisée, Madeleine s’intéressa un peu plus à moi pendant un certain
temps. Je la sentais différente. J’entrepris de lui demander de sortir
ensemble. Comme les grandes personnes. On serait « un couple ». Je
trouvais que c’était une bonne idée. Elle était jolie, gentille, et avait un an
de plus que moi – l’expérience, ça ne nuira pas. « Après souper, rendez-vous sur le
trottoir, que je lui ai dit, juste nous deux. Mari et femme ». Elle a dit
oui. Eh bien! croyez-le ou non, mon cœur a battu différemment pour la première
fois ce jour-là. C’est fort le sexe.
Je
soupai presque élégamment. Je crois que j’ai même dit merci à maman. J’avais
envie d’être fin. C’est fort le sexe. De temps en temps, je jetais furtivement
un œil par la fenêtre m’assurant de ne pas la voir là avant que j’aie fini.
J’ai tout mangé sans rechigner et je me souviens de m’être lavé les mains après
le repas. C’est fort le sexe.
Je
suis sorti, laissant la famille stupéfiée, et me suis présenté au rendez-vous.
J’étais devant chez elle, inquiet, nerveux, attendant de la voir sortir. Est-ce que nos cœurs se rencontreront?
Est-elle fébrile autant que moi? S’est-elle aussi lavé
les mains? Je
flottais comme dans un rêve. Bizarre, cette sensation soudaine pour l’amie de
ma sœur avec qui je ne jouais jamais. C’est fort le sexe.
Je la
revois sortir précipitamment, enfilant son petit chandail rouge, craignant d’être
en retard… et je me souviens m’être senti beau pour la première fois.
C’est vraiment très fort le
sexe.
***