dimanche 22 mai 2011

19 septembre  2008   (suite et fin)


   Parfois il se sentait grand dans cette aventure.   Un héros de roman, presqu’un demi-dieu.  Tout se déroulait comme prévu jusqu’à ce que deux incidents, coup sur coup, se produisent.  D’abord c’est en marchant tout bonnement dans la rue qu’il évita de justesse l’écrasement.  Un camion roulant à grande vitesse, ne l’ayant manifestement pas vu, lui a passé à deux pouces du nez.  Le mouvement de l’air fut assez fort pour le projeter par terre.  On ne peut pas frôler la mort plus que ça !

   Euh... oui.   Un streptocoque.  Une bactérie virulente,  parfois meurtrière, conséquence d’une amygdalite particulièrement sévère qui l’avait tenu à l’hôpital dix jours, sous des soins constants, avec une fièvre proche du coma. Vous auriez très bien pu en mourir, lui a dit le docteur. 

   Il en fut troublé profondément.  Le destin venait de se manifester.  Un avertissement plutôt effroyable.  Imaginez !  On décide de mettre fin à sa vie, planifiant chaque détail, choisissant réalistement son heure, sans exagérer sur le temps, puis un hasard bête viendrait changer les plans?  Ça n’a pas de sens.     C’est absurde.   Imaginez le ridicule de la chose : les gens avisés par notaire six mois après sa mort pour entendre son annonce.  Six mois après!

   Voyons le sort ne peut pas être aussi cruel que ça.  Je ne peux pas être surpris par la mort quand c’est moi qui l’appelle.  Non, non, je ne dois surtout pas mourir avant.

   Et dès lors, il se mit à craindre la mort.
  
   Aïe, aïe, aïe!  Il ne faut pas qu’il lui arrive malheur avant sa mort.  Alors, il se mit à s’inquiéter à peu près de tout : d’une mauvaise toux, d’une douleur dans le cou, d’un mal ici, d’un danger là, d’un accident, d’un assassinat… 
Pas de folie non plus, genre arrestation.  Pas d’hôpital, pas de prison.  Il doit se rendre à terme, sans entrave.  Il avait un petit pèlerinage à faire, longuement planifié, qui devait l’occuper passablement le dernier mois.  Tout ce passait là.  Tout prenait son sens, devenait sublime dans ces derniers jours.   Mais pour ça il devait être là.  Vivant.  En santé, même.  Libre dans ses mouvements. 

     Dès lors, il se mit à craindre le sort.  Plus que la mort, le malheur, la folie, le mauvais sort, la police, les voleurs, la maladie, la folie, la folie.  La paranoïa, la schizophrénie.   Il se voyait condamné à vivre les six prochains mois.  Pas le choix.  Un double condamné : à mort et à vie.  Lui, qui n’avait jamais craint la mort, le fier, le bravache, croyant même en avoir triomphé par la plus grande lucidité, le geste le plus déterminé qui soit d’un philosophe sublime, il la craignait soudainement.  Voyons, voyons.  Je suis jeune, en santé, sain d’esprit et maître de ma destinée, je ne peux pas mourir avant...  après l’avoir décidé !  C’est l’absurde de l’absurdité.   Voyons, voyons!

     À tout moment de sa vie il avait conservé le pouvoir de mettre fin à ses jours.  À tout moment il était le plus fort,  sauf maintenant, alors même qu’il avait pris le contrôle du jeu.  Voyons, voyons.  Se suicider, il perdait.  Attendre, c’est la mort maintenant qui le contrôlait.  Il était coincé, déjoué;  un mauvais mouvement de pion alors qu’on était sur le point de gagner la partie et bêtement on se retrouve échec et mat.  Que faire ?  Supplier le notaire.  Peine perdue, et quelle honte !   Il fallait se soumettre.  Tenir à la vie, craindre la mort.  Exactement tout le contraire de son entreprise.  Un échec total.
 
   Il ne sortait plus, ne mangeait à peu près plus, faisait des cauchemars, bref, il ne vivait plus.  Il devait cesser de vivre jusqu’à sa mort...  Il se sentait ridicule, pitoyable.  Pourquoi ne me suis-je pas tué avant?  L’absurde de l’absurdité.  Combien de temps encore ?  Cinq mois.  

   Cinq mois à craindre la mort qu’on n’aurait pas craint au moment venu.  L’absurde absurdité.  Vanité des vanités.  Lui qui voulait une fin de vie heureuse pour une mort doucereuse avait tout fait de travers.  Il pensa que même s’il se rendait vivant à ce rendez-vous funeste du 18 septembre 2008, il avait perdu toute la béatitude de la chose.  Il ne se voyait plus triomphant, s’offrant ce festin du dernier jour ou superbement il faisait ses adieux et partait pour l’éternité dans cette magnificence de grand philosophe.  Non,  il se voyait mourir bêtement.  Exécuté par un con.  Presque par pitié.  Une grande tristesse l’envahit.   Il sombra dans une profonde dépression.




   Le 19 septembre 2008, comme prévu le document fut lu par téléphone à toutes les personnes indiquées.   Au dernier numéro de la liste, celui de ses parents, on écouta la courte phrase sur main libre, et après commença le plus gros banquet que la famille ait connu. 


   Le premier toast fut pour Sébaste, revenu des morts. 


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