dimanche 13 mars 2016


 

À ma mémoire

 
 

Ô mémoire, paresseuse, infidèle, oublieuse

De tant  d'égarements, tu devrais être honteuse.

Tu t’amuses à ton âge, frivole, insouciante,

Et toujours tu ne m’es jamais qu’inconstante.

Pourquoi donc n’es-tu jamais là quand je t’appelle?

En quel désordre traînes-tu tes instructions nouvelles?

Dis-moi, est-ce trop demander que, de temps en temps,

Me donner la journée et la date en même temps?

Tu viens, tu pars, tu reviens et puis tu repars,

À ta guise et sans presse pour traîner quelque part.

Tu réponds distraitement à une banale question,

Et sitôt fait, tu retournes à ta digestion.

Tu t’amuses à retenir ce que j’ai appris

Me renvoie toujours reprendre ce que tu as pris.

Pour seulement me remettre un prénom ou une date

Il faut que je te supplie ou que je te batte

Commence alors une poursuite intransigeante

Quand je crois te tenir, te voilà changeante.

Et après des heures de ce supplice, épuisé

 Je m’en vais me coucher déçu, inquiet, lassé

Rien ne viendra, ni la trouvaille ni le sommeil

Puis voilà soudain qu’en pleine nuit tu me réveilles

Pour me crier le mot que je ne cherche plus

M’apparaissant insignifiant et superflu.

 Il est des jours où, oubliant même tes défauts,

Je cherche à m’instruire à peu près comme il faut.

Je me concentre à lire quelques pages d’un livre;

Et sitôt terminé j’attends que tu me livres

Sinon les détails au moins les grandes idées.

 Mais à peine ai-je le titre que te voilà vidée.

Alors tout inquiet craignant la déficience

Je perquisitionne avec rage, impatience.

Te sommant de me remettre, là, sur-le-champ,

Ou bien le volume ou bien alors mon argent.

 Car si du livre tu ne retiens pas la lecture

Tu n’oublies pas de me rappeler la facture.

C’est toujours ainsi : on vit en contrariété.

J’ai toujours l’air idiot moi, en société.

Tous les jours pour ne rien oublier je me dois

 D’avoir agenda à la main et ficelle au doigt.

Malgré moi d’un songeur j’offre à voir tous les traits.

Si quelqu’un m’interroge, il me croira distrait.

Les yeux vers le ciel et l’index sur les lèvres,

Ou me grattant la tête rageusement avec fièvre

 Il aura pour réponse que des hésitations

Dans une autre langue, il reposera la question.

Pourquoi n’ai-je pas une faculté qui oublie moins?

Pourquoi donc ne puis-je jamais te prendre à témoin?

J’en vois tant d’autres qui semblent tellement bien pourvus

 Consultant leur mémoire comme lisant une revue.

Elle leur est soumise et fait tout avec emphase.

Ils ne désirent qu’un mot, et elle leur donne la phrase.

Je ne serai jamais moi que doctus cum libro

C’est de ta faute, tu ne m’as jamais aidé trop.

 Enfin, terminons cette chicane et de bonne foi

Allons se rappeler de bons souvenirs pour une fois.

As-tu gardé ce jour où devant assemblée

Je récitais Boileau, et tout allait d’emblée,

Quand, au vingtième vers tu t’es mise à blanchir?

 Il m’a fallu suer alors pour te rafraîchir.

Mais je repris tout de même mon important discours

Sans pour autant obtenir ton précieux concours.

Car subitement, comme ça, sans doute lasse de m’entendre

Tu t’es fermée pour de bon et partis te détendre.

 Je restai la bouche ouverte, vide de son, plein d’émoi.

Tu te souviens. Ah, ce qu’on a bien rit… de moi.

As-tu conservé aussi, attends… laisse-moi voir,

Oui, voilà, cette fois-là, oui ce fameux soir,

Où fièrement gonflé d’une connaissance nouvelle

 J’enseignais à des amis tout ce que je savais d’elle.

Tu m’aidais à répondre à toutes sortes de questions,

Me soufflant des réponses étoffées de mentions?

Mais parmi ceux-là il y avait des érudits

Qui sur plusieurs points, à la fin, m’ont contredit.

 Tu me disais : « Prends pari, allez prends pari »

Les gageures ont monté en de fabuleux prix.

On commença à parler fort, on s’obstina,

C’est dans un livre que le tout se termina.

Ce que ça m’a coûté cher d’orgueil et d’argent.

 Tu me les gardes toujours frais ces souvenirs. Hen!

N’y a-t-il pas eu aussi cette fameuse journée

Où je… Où plutôt quand… Ah! Te voilà fermée.

Ça ne t’intéresse plus; tu remballes les souvenirs.

Et sans pomper maintenant rien ne me peut venir.

 Je devrais me rappeler ce mauvais coup, toutefois,

Allez-va! Je veux bien oublier pour une fois.

 

 

***