CHRONIQUES D’UN INNOCENT
Par SERGE TIMMONS
La Bénédiction
Jour de l’An. Direction
Cowansville, chez grand-papa Sullivan.
Dans l’auto je me repasse les règlements. C’est quoi encore?
- Tu ne tueras point… Non
pas ça. Je niaisais.
- On ne court pas dans la maison.
- On salue le monde en arrivant et en
partant.
- On se lave les mains avant de manger, et
on dit merci
quand on est servi.
- On n’achale pas le chat. Puis on ne fait
pas japper le
chien pour rien, on le laisse tranquille.
- On ne parle pas, et surtout, on ne rit pas
pendant la
bénédiction paternelle.
- On dit « Non, merci » quand on
nous offre quelque
chose. Si on insiste, on en prend un. UN.
On ne vide
pas le plat.
- Quand on reçoit des becs (même mouillés)
des
matantes on ne s’essuie pas la joue
énergiquement
tout de suite après.
- On évite de jouer avec le petit Réal, il
est tannant lui,
il pense juste à faire des mauvais coups.
- On ne dit pas fort (et à tout bout de
champ) « On s’en
va-tu? »
- On ne joue pas dans son assiette. Si on n’aime pas
ça, on dit qu’on n’a pas faim… on ne dit
pas ouache !
Pis si on
n’a pas faim pour manger le repas, on n’a
pas faim pour manger le dessert, non
plus.
Combien ça m’en fait? Dix. C’est bon, on arrête là.
La famille de mon père ce n’est pas celle
qu’on visitait le plus souvent. On avait plus tendance à dire
« monsieur », « madame », plutôt que « mononcle »,
« matante » quand on les visitait.
C’était comme ça, on voyait plus souvent la famille de maman et on les
préférait : on se sentait plus près d’eux, on habitait la même ville, on
partageait le même genre de vie. Mais du
côté de mon père c’était pour l’ensemble des cultivateurs, des gens de la
campagne qui habitaient dans les rangs.
Plus folklorique comme approche…, disons.
En arrivant, on pouvait prendre une heure à
dégeler. Trois piquets bien droits; on
passait pour des enfants bien élevés (même moi). Mireille, de nature si
sociable, me paraissait plus maniérée qu’à l’aise quand elle se mêlait aux
autres.
Comme on s’était pointés à peu près juste à
temps pour le dîner, on est donc passés à la table assez vite. Et là, moi qui suis si difficile, je me suis
régalé. Grand-maman Sullivan était un
véritable cordon bleu : ragoût de boulettes exquis, soupe aux pois à se
jeter par terre, beignes au sirop d’érable à virer fou, sucre à la crème à
rendre malade… Je n’avais jamais mangé
rien de si bon.
Après le repas les hommes parlaient de
politique. Forcément, puisqu’ils criaient plus qu’ils discutaient. Les femmes
faisaient la vaisselle pendant que nous, les enfants on s’exclamait devant
l’arbre de Noël géant. Comment ils ont
pu entrer ça dans la maison? C’est impossible.
—
Duplessis, c’est un dictateur! Y nous écrase.
— Pas vra!
C’est un homme qui se tient deboutte.
C’est notre sauveur à nous autres, les Canadiens-França.
Les esprits s’échauffaient : certains
devenaient rouges, d’autres tombaient dans les bleus. Grand-maman, le vrai chef du clan sans le
titre, est intervenue pour calmer jeu :
— Bon, ça va faire les ti-coqs. Vous allez me tasser les meubles, pis vous
autres, les musiciens, allez chercher vos instruments, ce monde-là veulent
danser.
Puis, en un rien de temps, l’atmosphère
avait changé, on s’est retrouvé soudainement au milieu d’une soirée canadienne en plein après-midi.
Une grosse matante était au piano, un mononcle ti-coq bleu au violon, un
mononcle ti-coq rouge à l’accordéon, et mon père dans tout ça, planté au milieu, sérieux comme un pape, callait le set carré.
Saluez votre compagnie!
Amenez-la jusqu’au centre,
Les femmes au milieu,
Les hommes autour,
Changez de côté,
Vous vous êtes trompés,
Reprenez votre compagnie,
Tout l’monde balance
Et pis tout l’monde danse…
J’étais cloué sur ma chaise. Au début, j’ai presque eu peur. À voir les hommes taper du talon, crier la
tête renversée par en arrière, j’ai cru voir des sauvages tourner autour d’un
feu, encerclant les femmes comme des sacrifiées… J’étais sidéré. Ça me
paraissait terriblement compliqué, mais ils avaient tous l’air de savoir quoi
faire et de follement s’amuser. Des
couples rentraient, d’autres débarquaient, et le reel repartait.
Une matante s’est approché de moi avec un
plat de sucre à la crème :
— En veux-tu un, mon petit garçon?
— Non, merci! ai-je dit poliment.
— Ah, bon!
— Non, non, attendez. Vous n’insistez pas ?
— Oui, j’insiste, qu’elle m’a dit en se
mettant à rire.
J’ai regardé maman qui ne me regardait pas,
et j’en ai pris quatre.
— Merci.
Vous repasserez, hein?
Saluez votre compagnie!
Amenez-la jusqu’au centre,
Les femmes au milieu,
Les hommes autour,
Changez de côté,
Vous vous êtes trompés,
Reprenez votre compagnie,
Tout l’monde balance
Et pis tout l’monde danse…
Après une heure, Mireille et moi on n’était
plus capables. Paulo, lui, dormait avec
le chien sous la table de la cuisine.
J’ai été voir maman et je lui ai glissé à l’oreille : « On
s’en va-tu? ». Oui, oui, elle m’a
dit, dès que grand-papa nous aura donné la bénédiction. Heureusement, peu de
temps après, les musiciens, fatigués, ont décidé de prendre une pause, et c’est
à ce moment que la plus vieille des sœurs de mon père est allée demander au
patriarche : « Papa, voulez-vous nous bénir? ».
Alors il s’est levé en prenant un air
solennel. Tout le monde s’est approché
et s’est mis à genoux devant lui. Il a
tendu les bras au-dessus de nous, et comme un grand manitou a marmonné en anglais,
en français, en latin quelques incantations que tout le monde a reçu en disant
« Amen » et en faisant un signe de croix. Puis, tout le monde s’est embrassé et
souhaité « Bonne Année! ».
C’était le temps. Ma mère a fait signe à mon père, et on a
compris qu’on pouvait aller mettre nos manteaux. On partait alors que d’autres
quadrilles se formaient et que ça
reprenait de plus belle.
Au retour, dans l’auto, je sentais mon père
heureux, tout rayonnant de bénédiction, pendant que je m’imaginais revenir d’un
pays lointain.
Quand je vais raconter ça à François…
**
Dernière publication de l'année. Reprise, quelque part en 2013.
BONNE ANNÉE !