dimanche 30 décembre 2012


      CHRONIQUES D’UN INNOCENT
                                        Par  SERGE TIMMONS
            
Empruntant la vision d’un enfant (un peu tourmenté) l’auteur chronique sur les événements de la vie au tournant des années ’60.
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La Bénédiction

 
   Jour de l’An.  Direction Cowansville, chez grand-papa Sullivan.  Dans l’auto je me repasse les règlements.  C’est quoi encore?

 
   - Tu ne tueras point…     Non pas ça. Je niaisais.

  

   - On ne court pas dans la maison.


   - On salue le monde en arrivant et en partant.

 
   - On se lave les mains avant de manger, et on dit merci
     quand on est servi.

 
   - On n’achale pas le chat. Puis on ne fait pas japper le
     chien pour rien, on le laisse tranquille.

 
   - On ne parle pas, et surtout, on ne rit pas pendant la
     bénédiction paternelle.

 
   - On dit « Non, merci » quand on nous offre quelque
     chose. Si on insiste, on en prend un.   UN.  On ne vide
     pas le plat.

 
   - Quand on reçoit des becs (même mouillés) des
     matantes on ne s’essuie pas la joue énergiquement
     tout de suite après.


   - On évite de jouer avec le petit Réal, il est tannant lui,
     il pense juste à faire des mauvais coups.


   - On ne dit pas fort (et à tout bout de champ) « On s’en
     va-tu? »

 
   - On ne joue pas dans son assiette.  Si on n’aime pas
      ça, on dit qu’on n’a pas faim… on ne dit pas ouache !
      Pis si on n’a pas faim pour manger le repas, on n’a
      pas faim pour manger le dessert, non plus.


   Combien ça m’en fait?  Dix. C’est bon, on arrête là.

   La famille de mon père ce n’est pas celle qu’on visitait le plus souvent. On avait plus tendance à dire « monsieur », « madame », plutôt que « mononcle », « matante » quand on les visitait.  C’était comme ça, on voyait plus souvent la famille de maman et on les préférait : on se sentait plus près d’eux, on habitait la même ville, on partageait le même genre de vie.  Mais du côté de mon père c’était pour l’ensemble des cultivateurs, des gens de la campagne qui habitaient dans les rangs.  Plus folklorique comme approche…, disons. 

   En arrivant, on pouvait prendre une heure à dégeler.  Trois piquets bien droits; on passait pour des enfants bien élevés (même moi). Mireille, de nature si sociable, me paraissait plus maniérée qu’à l’aise quand elle se mêlait aux autres.

   Comme on s’était pointés à peu près juste à temps pour le dîner, on est donc passés à la table assez vite.  Et là, moi qui suis si difficile, je me suis régalé.  Grand-maman Sullivan était un véritable cordon bleu : ragoût de boulettes exquis, soupe aux pois à se jeter par terre, beignes au sirop d’érable à virer fou, sucre à la crème à rendre malade…  Je n’avais jamais mangé rien de si bon. 

   Après le repas les hommes parlaient de politique. Forcément, puisqu’ils criaient plus qu’ils discutaient. Les femmes faisaient la vaisselle pendant que nous, les enfants on s’exclamait devant l’arbre de Noël géant.  Comment ils ont pu entrer ça dans la maison? C’est impossible.

       Duplessis, c’est un dictateur! Y nous écrase.
   —  Pas vra!  C’est un homme qui se tient deboutte.  C’est notre sauveur à nous autres, les Canadiens-França.

   Les esprits s’échauffaient : certains devenaient rouges, d’autres tombaient dans les bleus.  Grand-maman, le vrai chef du clan sans le titre, est intervenue pour calmer jeu :

   — Bon, ça va faire les ti-coqs.  Vous allez me tasser les meubles, pis vous autres, les musiciens, allez chercher vos instruments, ce monde-là veulent danser.

   Puis, en un rien de temps, l’atmosphère avait changé, on s’est retrouvé soudainement au milieu d’une soirée canadienne en plein après-midi. Une grosse matante était au piano, un mononcle ti-coq bleu au violon, un mononcle ti-coq rouge à l’accordéon, et mon père dans tout ça,  planté au milieu, sérieux comme un pape, callait le set carré. 

Saluez votre compagnie!
Amenez-la jusqu’au centre,
Les femmes au milieu,
Les hommes autour,
Changez de côté,
Vous vous êtes trompés,
Reprenez votre compagnie,
Tout l’monde balance
Et pis tout l’monde danse… 

   J’étais cloué sur ma chaise.  Au début, j’ai presque eu peur.  À voir les hommes taper du talon, crier la tête renversée par en arrière, j’ai cru voir des sauvages tourner autour d’un feu, encerclant les femmes comme des sacrifiées…  J’étais sidéré. Ça me paraissait terriblement compliqué, mais ils avaient tous l’air de savoir quoi faire et de follement s’amuser.  Des couples rentraient, d’autres débarquaient, et le reel repartait.

   Une matante s’est approché de moi avec un plat de sucre à la crème :

   — En veux-tu un, mon petit garçon?
   — Non, merci! ai-je dit poliment.
   — Ah, bon!
   — Non, non, attendez.  Vous n’insistez pas ?
   — Oui, j’insiste, qu’elle m’a dit en se mettant à rire.
 
   J’ai regardé maman qui ne me regardait pas, et j’en ai pris quatre.
 
   — Merci.  Vous repasserez, hein?

Saluez votre compagnie!
Amenez-la jusqu’au centre,
Les femmes au milieu,
Les hommes autour,
Changez de côté,
Vous vous êtes trompés,
Reprenez votre compagnie,
Tout l’monde balance
Et pis tout l’monde danse…


   Après une heure, Mireille et moi on n’était plus capables.  Paulo, lui, dormait avec le chien sous la table de la cuisine.  J’ai été voir maman et je lui ai glissé à l’oreille : « On s’en va-tu? ».  Oui, oui, elle m’a dit, dès que grand-papa nous aura donné la bénédiction. Heureusement, peu de temps après, les musiciens, fatigués, ont décidé de prendre une pause, et c’est à ce moment que la plus vieille des sœurs de mon père est allée demander au patriarche : «  Papa, voulez-vous nous bénir? ».

   Alors il s’est levé en prenant un air solennel.  Tout le monde s’est approché et s’est mis à genoux devant lui.  Il a tendu les bras au-dessus de nous, et comme un grand manitou a marmonné en anglais, en français, en latin quelques incantations que tout le monde a reçu en disant « Amen » et en faisant un signe de croix.  Puis, tout le monde s’est embrassé et souhaité « Bonne Année! ». 

   C’était le temps.  Ma mère a fait signe à mon père, et on a compris qu’on pouvait aller mettre nos manteaux. On partait alors que d’autres quadrilles se formaient et que ça  reprenait de plus belle. 

   Au retour, dans l’auto, je sentais mon père heureux, tout rayonnant de bénédiction, pendant que je m’imaginais revenir d’un pays lointain.

   Quand je vais raconter ça à François…

 

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Dernière publication de l'année.  Reprise, quelque part en 2013.
BONNE ANNÉE !