dimanche 13 décembre 2015


 

Vive le vent d'hiver
 

 

    On avait l’air de trois petits bonshommes de neige qui débarquent dans la maison. Une tempête de neige! On ne pouvait pas manquer ça.


    — Marchez pas avec vos bottes en d’dans! Allez-vous s’couer dehors, nous a crié maman en passant d’un pas rapide, une pile d’assiettes dans les mains.

    — Là, vous trois, vous allez monter dans vos chambres faire un p’tit dodo, parce que ce soir vous vous couchez tard, nous a dit grand-maman pendant qu’elle déneigeait mon petit frère.


    Même qu’on ne se couchera peut-être pas du tout, la messe est à minuit. On avait déplacé les meubles, aligné des chaises, allongé la table, installé des guirlandes en papier rouge et vert au plafond, il y avait une dinde au four, mon père s’affairait à retrancher les croûtes du pain... Vraiment, on ne se couchera pas de sitôt.

    À la radio jouaient des airs de Noël entrecoupés de bulletins météo.

Une tempête de neige fait présentement rage sur l’ensemble du Québec. Au moins dix pouces de neige sont tombés jusqu’à présent. De plus, à certains endroits, d’importantes accumulations se sont formées par les violentes rafales notamment sur la région de la Mauricie rendant plusieurs routes impraticables. La police provinciale avise la population de redoubler de prudence et d’éviter d’emprunter les routes secondaires.

Nous reprenons le cours de notre émission LES BEAUX CHANTS DE NOËL, et vous reviendrons avec un bulletin plus détaillé dans la prochaine heure. Merci de demeurer à l’écoute... « Vive le vent, vive le vent, vive le vent d’hiver qui s’en va soufflant, sifflant dans les grands sapins verts… » entonnait le chœur des Petits Chanteurs de l’Estrie.


    — Eh, que ça tombe mal! Germaine viendra pas, c’est sûr. Ils partiront pas de Québec dans une tempête comme ça. Appelle donc, voir! demandait ma mère à mon père.

    — Julien, non plus, je croirais ben, a rajouté grand-maman, le connaissant, il est assez peureux. Et pis Montréal, c’est pas à la porte, non plus.

    — Ouais, ben! On va slaquer su lé sandwichs, a rétorqué mon père, pragmatique.


    Dommage que ce soit si dérangeant, c’est tellement beau, pensais-je, en regardant le blizzard de la fenêtre de ma chambre. On ne distinguait rien à trois maisons de nous, ça aurait pu être l’océan derrière ce nuage opaque décroché d’un ciel trop sombre pour une fin d’après-midi. Par moment, en bourrasque, le vent venait siffler dans les fenêtres mal isolées en faisant des fffwwouiiiiiii  des fffwwwaaa, cognait quelques coups dans la vitre pour nous faire peur, puis repartait tourbillonner sur les bancs de neige. C’était vraiment excitant. Comment m’endormir au milieu de cette mer déchaînée?


    En bas, ça bougeait. Des bruits de vaisselles, de meubles tirés, de téléphone qui résonne à tout bout de champ au travers des chants diffusés à la radio. Comment m’endormir dans toute cette agitation inquiète et malgré tout heureuse?

 
    Je n’avais pas eu à me poser la question une troisième fois, je me réveillais. J’avais déjà dormi presque trois heures. J’ai descendu l’escalier en vitesse, espérant n’avoir rien manqué.

    — Tiens, t’es levé toi! Va t’habiller, ils vont arriver bientôt, m’a tout de suite ordonné ma mère.

   — Mireille, elle? (Un automatisme)

Elle était déjà debout, déjà habillée (en princesse, évidemment) et aidait à mettre la table. Je me suis repris :

    — Paulo, lui?

    Il était dans le salon, habillé lui aussi, en train de manger une collation. Bon, si personne ne coopère, je vais donc aller me changer.

    Le vent maintenant était tombé. Il neigeait encore pas mal, mais on pouvait voir au travers les mailles du rideau. Justement, j’apercevais mon père en train de déneiger une nouvelle fois l’entrée.


    Dans la maison on ne respirait plus sans avaler en même temps une part de tourtière, un fumet de dinde rôtie, quelques vapeurs d’un ragoût de pattes. C’était carrément envahissant, presque du bruit. J’avais du mal à me concentrer sur autre chose. Je devais, par exemple, m’approcher à deux boules du sapin pour enfin saisir, comme un doux murmure à l’oreille, sa discrète et suave émanation.


    Tout le monde endimanché attendait la visite avec cette petite nervosité agréable de vouloir être à son meilleur. Nous, les enfants, on était collés à la fenêtre, scrutant le moindre mouvement qui pouvait ressembler à une auto tournant au coin de la rue. Ils ne devraient plus tarder. À tour de rôle, on se relayait le temps d’aller gober un poisson rouge à la cannelle ou une tuque de chocolat dans les petits plats de verre taillé déposés sur le buffet.


    Il neigeait toujours, mais juste pour la beauté de la chose. Pour faire carte de Noël avec toutes ces guirlandes illuminées des maisons sur la rue. Soudain, une voiture a ralenti devant la maison. Ça y est! La visite. Mon oncle Julien (le peureux?), était le premier arrivé. On y distinguait ma tante Carmen et nos deux cousines, Julie et Francine dans l’auto. Des grandes cousines. Pas bon, ça! C’est les autres qu’on a hâte de voir. Dès qu’on a sonné à la porte, Paulo et moi, on est parti comme des balles nous cacher au fond de la cuisine. On riait, on criait, on faisait les sauvages, pendant que Mireille allait gentiment leur ouvrir la porte.


    À toutes les dix minutes maintenant, ça sonnait. Et à chaque coup, Paulo et moi, on se mettait à hurler comme des loups. On ne sortait pas de la cuisine. Planqué derrière le poêle, j’envoyais Paulo nous ravitailler : apporte-moi des jujubes! Des rouges! Et je restais là à épier les allées et venues de mes oncles et mes tantes dans le passage qui mène à la toilette. Mais, la plupart du temps, c’était maman que je voyais passer les bras chargés de manteaux pour aller les étendre sur nos lits.


    Au bout de quarante-cinq minutes, ma mère, qui avait fini par oublier notre existence, nous a remarqués en venant dans la cuisine préparer le plateau des liqueurs.


    — Qu’est-ce que vous faites là, vous autres? Allez saluer vos oncles et vos tantes, qu’elle nous a dit en remplissant les verres.

    — Matante Juliette est-tu arrivée?

    — Ben oui, ils viennent d’arriver.

    — Jacques est-tu là?

    C’était le seul cousin de mon âge que j’avais envie de voir. Quand ma mère a acquiescé, j’ai fait signe à Paulo qu’on pouvait y aller. C’était le temps… sinon on manquait la liqueur. On est entré dans le salon sous les oh! et les ah! comme ils ont grandi! Exactement ce qu’on redoutait : l’eau froide qui vous mord l’orteil. Mais bon, fallait se saucer à un moment donné. Je m’étais tout de suite dirigé vers Jacques et tous les deux, habillés comme des vendeurs de tapis, on ne savait pas trop quoi se dire :

    — Salut!

    — Salut!

    Maman passait le plateau : du coke, de la liqueur fraise et orangeade. Mon père offrait des bières à mes oncles. Toute la visite assise bien droite sous trop d’éclairage parlait évidemment de la température et des routes impossibles qu’elle avait dû prendre pour se rendre jusqu’ici. Ça faisait beaucoup de monde qui parlait tous en même temps, riait, s’examinait. J’ai amené Jacques dans la cuisine pour qu’on puisse échanger un peu.

 
    — Qu’est-ce que t’as demandé à Noël? dis-je.

    — Un train électrique. Toi?

    — Plusieurs affaires : un camion de pompier, des minibriques, un jeu de hockey, une ferme miniature, une carabine à air, une ceinture de cowboy et… moi aussi, un train électrique. (J’avais le goût d’impressionner). On a jasé longtemps, comme ça, en gens du monde, un verre à la main, mais plus question à présent de grignoter quoi que ce soit. Il était passé neuf heures; il fallait se garder au moins trois heures de jeûne avant de communier.
 

    À onze heures et quart, mon père a dit : « Ben, c’est l’heure d’y aller, si on veut avoir de la place ». Tout le monde a repris son manteau, son chapeau, son foulard, puis, dans les rues à moitié déneigées, le cortège s’est mis en route vers l’église. D’un ciel profond, paisible maintenant que soulagé, on ne recevait plus que des flocons retardataires éclatants de blancheur sous les lampadaires. Le vent à cette heure était à plat, complètement essoufflé, tandis que dans ma tête me revenait constamment cette chanson comme pour le ranimer : « Vive le vent, vive le vent, vive le vent d’hiver! »
 
 
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