dimanche 29 novembre 2015

 
 
Seul et inaccessible
 
 

    Qui peut savoir ce que je pense en ce moment? Personne. Je suis seul au monde avec ma pensée. Dieu, me direz-vous? Peut-être, s’il existe, mais ça ne change rien pour vous. Qu’est-ce qu’il vous dit de ce que je pense? S’il existe c’est une affaire entre lui et moi.

    C’est extraordinaire toute la puissance que nous avons dans cette liberté de penser. Je peux me faire un scénario incroyable mettant en vedette cette jolie petite fille devant moi, la faire m’aimer follement, la faire défiler toute nue, la manipuler à ma guise, elle ne s’en doute même pas. Elle ne peut pas se soustraire à ma pensée. Elle est prisonnière de mes rêves, complètement abandonnée à ma volonté. Elle a beau me regarder et ne voir qu’un niais lui sourire, je l’embrasse actuellement et elle ne s’en doute même pas.
    Je pourrais aussi lui faire mal, la découper en petits morceaux, elle ne pourrait rien faire. Tout le monde ici qui nous entoure ne se doute de rien. On ne voit qu’un innocent faire un sourire innocent à une fille qu’il torture. Je suis tout à fait inatteignable.

    Quelle puissance!    Quelle solitude!   Nul ne peut nous assujettir. Impossible. On a beau nous battre, finir par obtenir de nous des aveux contraires à nos sentiments, notre cœur reste souverain, notre esprit inatteignable. Comme un mort : on ne peut plus rien contre lui, ni lui faire peur, ni le faire souffrir, ni le soumettre. C’est un match nul, personne ne gagne. 

    Qu’est-ce que les autres pensent de nous? Mystère. On a beau leur demander, ça ne change rien; ils peuvent tout aussi bien dire le contraire de leur pensée et on ne le saura pas. Ils peuvent aussi nous dire la vérité et on en doutera. Mystère. Incommunicabilité. On est chacun sur sa planète se côtoyant à travers un espace sidéral… 

    Quoi, qu’est-ce qu’elle a dit la maîtresse? Le cahier bleu? Où ça? Je n’écoutais pas. Je suis toujours dérangé dans mes pensées.

    Alors on écrit quoi? PAPA A LA PIPE. Combien de fois, elle a dit? 

    Je ne sais pas comment font les autres pour rester attentifs tout le temps. Moi, je suis toujours distrait. Il y a trop de mouvement, trop de choses à penser; je suis là, j’essaie de me concentrer, mais c’est comme si je suivais un film dans ma tête en même temps. Dès que je suis sur le mode écoute, après un certain temps, j’entends de la musique, je vois des images, je suis transporté ailleurs. Ils appellent ça la lune. Possible. Je ne sais pas où, ni quoi, mais mon esprit et mon corps ne sont pas toujours au même endroit, en même temps. 

   À l’église, c’est pire encore. Comme il n’y a pas le stress d’être appelé subitement et atterrir sous les moqueries de mes camarades, je peux voyager en paix. Je soupçonne que je ne suis pas le seul, d’ailleurs. À voir les autres regarder le plafond, tourner la tête à gauche, à droite, tousser de temps en temps pour se tenir réveillés pendant que le curé sermonne, j’ai l’impression qu’ils ont mis leur corps en mode figuration, et sont partis, eux aussi, se promener. On dort debout aux histoires que nous raconte le prêtre En ce temps-là, Jésus... RRRRRRRR....  Un jour, Jésus... RRRRRRRR...   Une fois c’t’un gars... RRR... Hein, quoi? Un centurion... Ah! RRRRRR...

    À l’église, à l’école ou ailleurs, moi c’est toujours comme ça. Dès que je suis seul un instant, il arrive quelqu’un (!?) pour me parler dans la tête : Hé! Regarde ceci. As-tu vu ça? Pourquoi ceci? Comment cela? Et alors, je disparais, je deviens cet écureuil qui court, ce passager dans l’avion qui passe dans le ciel. Je m’imagine étendu sur la route quand l’auto passe, ou perché en haut de cet arbre comme l’oiseau qui regarde tout ça... Je suis partout, sauf là où je dois être. Il faut me toucher pour que je redescende. 
 
 
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