Dossier criminel
Le titre est peut-être un peu exagéré,
mais quand même, si je fais le compte, à date j’ai :
- éborgné une petite
fille
- cassé le cou de mon
petit frère
- coupé le bras de ma
sœur
- foulé le pied à ma
grand-mère.
Bon, vous allez me dire que ce n’était pas
toujours intentionnel, mais admettez que je suis quand même quelqu’un de
dangereux. Et je n’ai que sept ans,
n’oublions pas.
Bien sûr, il faut tenir compte de
circonstances atténuantes. La petite
copine de ma sœur, par exemple, est un
peu responsable, c’est elle qui est allée se placer dans l’angle de tir. Dans mon plan, il ne fallait pas qu’elle bouge, c’était un
exercice de haute précision.
Quant à mon frère, c’est aussi un peu de sa
faute : il n’a pas su se tenir. Il
avait quatorze mois, je me berçais dans la cuisine quand Mireille, qui en
prenait soin, me l’a laissé une minute.
J’ai voulu le bercer avec moi, je le tenais bien, mais j’ai cherché à le
tester un peu. J’ai commencé par retirer
une main, il semblait se tenir bien droit par lui-même. J’étais fier de lui, je
voulais le faire passer pour un champion.
J’ai retiré l’autre main, il se tenait tout seul, assis sur mes genoux. Wow!
Un peu comme quand on laisse le guidon d’un vélo la première fois et
qu’on s’impressionne : Sans les
mains! C’est ce que j’ai crié à ma
sœur : « Regarde Mireille ! Sans les mains… Il se tient tout seul,
sans que je le tienne! » Elle n’a pas eu le temps de terminer sa
phrase : « Fais attention, tiens-le, il est trop jeune, il peut
tomb… » que Paulo s’est soudainement garroché par terre.
Enfin, c’est
ma version des faits.
Il a déboulé et roulé jusqu’à ce que sa tête
aille heurter la patte de la table. Une grosse patte d’une grosse table en
bois. Évidemment, il s’est mis à pleurer. Maman est arrivée en courant. Quand elle a vu qu’il avait la tête un peu
croche, elle a téléphoné à mon père et ils sont partis à l’hôpital. Non, je me trompe, pas à l’hôpital, ils sont
plutôt allés voir un ramancheur. C’est ce qu’on a su par la suite. Le sorcier lui a pris la tête entre les mains
et ça a faite couic! Puis c’est revenu comme c’était.
Voilà, c’est
tout, on s’était énervés pour rien.
En ce qui concerne le bras de ma sœur, ça,
c’était un peu plus écœurant; il y avait du sang partout. Ce n’était pas beau à
voir. Pourtant quelques minutes
auparavant, tout allait bien. On avait du plaisir, on jouait à la
« tag ». Évidemment, si elle
ne courait pas plus vite que moi aussi, rien de tout cela ne serait arrivé. Il
a fallu qu’elle me rattrape, qu’elle me dépasse au mauvais moment, à un pied du
but. Moi, je fonçais comme une
fusée. On ne peut pas arrêter une fusée
comme ça. Quand elle est arrivée la
première (de justesse, je précise) au but, qui était la poignée de la petite
porte de côté du garage, elle a passé le bras à travers la vitre du premier
carreau, sous mon impact. La vitre a
éclaté, et pendant que je me désolais du dégât par terre, je voyais des gouttes
de sang apparaître, une après l’autre comme au début d’une pluie. Une pluie forte.
Ma mère est arrivée, a appelé mon père, puis
ils sont partis chez le ramancheur. Non, je me trompe, ils sont partis à
l’hôpital. Douze points de suture. Qui ont laissé comme séquelle une cicatrice en
V qui me nargue depuis. Je ne suis pas
si innocent, je vois bien la marque exprès pour VICTOIRE… Mais de justesse, j’insiste.
Ce qui nous amène à l’entorse du pied de ma
grand-mère. Évidemment, si elle courait
plus vite que moi aussi, rien de tout cela ne serait arrivé. Tout ça à cause d’une boîte de céréales. Mais pas n’importe laquelle : des
ALPHA-BITS. C’était tellement rare chez nous
ce genre de ²gâterie² que j’en ai
un peu viré fou.
Elle me gardait pendant que mes parents
étaient sortis. On avait fini de souper depuis quelque temps, j’étais même en
pyjama. J’ai juste voulu me servir un
bol de céréales. Je le jure sur votre honneur!
Je ne sais pas ce qui lui a pris, mais quand elle m’a vu fouiller dans
l’armoire elle m’a crié : « Cesse de pigrasser, t’as assez mangé, vas
te coucher! » Trop tard, j’avais la
main dans le sac (de la boîte), je ne pouvais plus reculer. Fallait que j’en mange… Je ne pouvais pas résister. J’en ai pris une poignée que j’ai dévorée
dans ma main comme un chien affamé. Je
n’écoutais pas, elle avait beau me répéter de ranger la boîte, j’en reprenais
encore, grignotant avidement, l’œil inquiet fixé sur elle. Elle s’est levée de sa chaise berçante pour
venir m’arrêter, mais, comme un suisse, j’ai déguerpi avec la boîte. Elle essayait de
m’attraper, mais je courais plus vite qu’elle.
On tournait comme ça autour de la table, depuis un moment, quand elle a
glissé sur quelques ALPHA-BITS échappés par terre (évidemment, ce n’est pas
facile de manger proprement en courant). Elle aussi est tombée et s’est heurtée à la
patte de la table. La grosse patte de la
table en bois.
Quand mes parents sont arrivés, ils l’ont
trouvée un peu geignarde avec le pied enflé comme un ballon de basket. Ils sont
partis à l’hôpital, j’imagine, moi j’étais couché, et elle n’est revenue que le
lendemain, le pied dans le plâtre.
Quand elle est tombée, je n’ai pas ri. Enfin, pas à ce que je me souvienne. J’ai
probablement même eu mal pour elle.
C’est un peu comme voir un cheval trébucher, une patte brisée, essayant
de se relever, sans y parvenir. Ça fait pitié de voir cet animal si noble dans
une telle posture qui ne lui convient pas. C’est ce que je ressentais. J’ai voulu l’aider à se relever, mais elle
voulait me battre. Alors, je l’ai
laissée là, ramassant les céréales par terre, et en lui disant :
« Regarde grand-maman, je remets la boîte dans l’armoire. C’est-tu correct, là? » Puis, docilement, je suis parti me coucher,
non sans lui dire: « Bonne nuit! ».
Voyez bien que j’ai du cœur! Malgré que mon dossier s’épaississe, je ne suis pas ce qu’on peut appeler un
criminel endurci. D’ailleurs, à la
lumière des explications, vous pouvez vous rendre compte par vous-mêmes que
dans tout ça, je suis innocent.
Tellement
innocent.
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