dimanche 6 juin 2010

Lettre à un camarade en voie de découragement



Vivre de sa passion, c’est le rêve de tout le monde. Certains y parviennent, mais la plupart n’y arrivent pas. Certaines passions sont plus vivables que d’autres, le commerce par exemple. Ça, ça marche plutôt bien dans notre société. Mais la chanson, la chanson ! mon pauvre vieux, des plans pour en mourir. On ne vit pas de la chanson (sauf exception, bien sûr), mais on vit par elle. Ça nous prend ça. Sinon, le pacte du quotidien ne tient plus pour des passionnés comme nous. Aussi bien se faire à l’idée. Nous sommes des amuseurs, nous offrons au monde des friandises. C’est beaucoup pour notre gloire, mais c’est bien peu pour le commerce.
Et puis des rêveurs pour divertir le peuple, ça en prend. On n’est pas loin de la charité chrétienne. Pense à ça chaque fois que tu crèveras de faim. Socialement, nous sommes une fantaisie nécessaire.

Question d’âge maintenant, tu te sens trop vieux ? Bah, je ne vois pas ce que cela vient faire dans l’affaire. Oui je sais, je perçois bien comme les autres la vue unique (comme la pensée); la chanson c’est jeune, c’est body, pas l’affaire des mononcles. Les jeunes peuvent chanter des chansons de matante à Star Académie, ça passe, mais un vieux avec une création toute moderne n’a pas d’affaire-là. On n’est pas assez habitué à ça. Mais au-delà de la surprise, peut-on en revenir un moment donné? La chanson ou la littérature, ou la peinture, ou la sculpture… bref ce n’est pas l’athlétisme, ce n’est pas entreprendre une carrière au hockey. Veux-tu bien me dire ce que l’âge a affaire là-dedans ?
Ah, c’est vrai, les producteurs ne voudront pas investir des milliers de dollars dans un vieux qui peut crever d’un moment à l’autre. Trop risqué. Ils aiment mieux perdre nos subventions dans des carrières qui foirent 7 fois sur 10.

Et puis je ne suis pas si sûr que le temps nous soit plus compté pour nous. Les jeunes n’ont pas plus de temps que nous pour réaliser leur rêve. Ils sont impatients, ils ont une famille à fonder, de l’argent à ramasser, plein de bébelles à acheter. Si après quelques années ils ne percent pas, ils deviennent vendeurs. Ou alors ils restent artistes toute leur vie, et le succès viendra ou viendra pas. Ça nous ressemble, je trouve. Une carrière se développe sur 5 ans, en moyenne. On a au moins ça devant nous. Les Beatles ont tout fait en 10 ans. On fera un peu moins, c’est tout. Au pire.

« Oui, mais le succès ne vient pas. Et ça devient long à cinquante ans. » Là, mon vieux, on touche le fond de la chose. Je ne sais pas trop ton parcours, mais moi je me considère en émergence. Si ce qu’on fait est très bon (le très est important), on va finir par passer là où on veut passer. C’est à nous d’y croire, de proposer, et même l’imposer. Mais autrement, si c’est juste bon, ça restera pour nous, des toiles qu’on exposera dans nos salons ou chez la famille. C’est bien quand même, beau passe-temps, mais ça reste du jardinage. Notre égo ne sera pas content. Le mien en tout cas, je le connais, il n’endurera pas ça. Le succès peut attendre, pas la valeur.

Il faut examiner sérieusement notre produit, sans complaisance. Est-ce d’intérêt public ? Une chanson doit être reprise, sinon elle ne sert à rien. Pas nécessaire d’être un grand Chef, mais si les gens ne reviennent pas dans ton resto, cuisine pour toi. Connaissant la valeur de tes chansons et ne les ayant jamais entendues avant, j’imagine que tu n’as jamais vraiment opéré ton commerce. Alors faudrait commencer par là. Aller proposer, imposer, prendre les moyens et prendre patience. Et surtout être ACTUELS. On est en émergence, mon vieux. En émergence et tout à fait actuel.

Et quoi encore ? Ah oui, « il ya tant de talents au Québec, il y a des millions de chansons… c’en est déconcertant. »

Eh bien moi je concède tout de suite : ils sont presque tous meilleurs que moi. Dans un exercice imposé, je ne crois pas tellement à mes chances. MAIS, il n’y en a pas un qui fait ce que je fais. Je ne connais pas un autre Marc Provost dans le tas. Moi, je vais applaudir machin, chose, truc et celui-là. Du moment qu’il est intéressant il n’a pas à se soucier des autres. Si j’ai le goût d’entendre Un vendredi, donc parce que j’aime cette chanson, Brassens ou Desjardins ne me seront pas utiles. Ça me prend Provost.

Et puis autre chose, beaucoup de talents, des millions de chansons, mais pas beaucoup d’offres différentes. Cent jeunes talentueux qui s’habillent pareil et chantent à peu près pareil, ça n’en fait toujours rien qu’un. Mille chansons sur à peu près le même air, le même rythme, les mêmes mots, ça n’en fait toujours rien qu’une. Il y a un public, mon cher, qui voudrait peut-être autre chose qu’un hot-dog moutarde, choux. On ne sait pas. Je crois même qu’il y a un énorme public (notre génération) qui ne se retrouve pas tellement avec le «son » d’aujourd’hui.

Mais heureusement, nous sommes là. Toujours à la rescousse avec nos petites gâteries. Assurons-nous que ça goûte bon, et allons proposer nos choses.

À l’ouvrage mon vieux, on a du monde à divertir. Et il en a bien besoin.


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