J’ai un peu
le trac et une certaine douleur de laisser une première peau d’enfance. Je ne
sais pas trop si je nais ou si je meurs.
Jour de
rentrée. Le prem des prems. Tout est neuf : le sac d’école en cuir, les
souliers durs noirs cirés, le pantalon gris avec un pli devant, un nœud
papillon rouge, une chemise blanche à manche longue, le blazer bleu marine avec
un écusson. Oui déjà! Sur ma petite poche de devant, ostensiblement un grade
d’officier.
Je me sens
comme un jeune marié (même si je ne sais pas de quoi je parle) qui, après
longtemps de préparatifs, voit enfin arriver le grand jour. Tout propre,
costumé serré, les cheveux peignés au brylcreem,
je suis fébrile, content, mais avec le sentiment lourd que ma vie vient de
changer, que ce ne sera plus jamais comme avant. Le cérémonial est trop fort,
ça doit cacher quelque chose.
Je ne sais
plus si je nais ou si je meurs. (À bien y penser, c’est forcément l’un et
l’autre en même temps). En fait, je DEVIENS.
C’est ça que je devrais dire. Je deviens un citoyen à part entière avec
maintenant un emploi du temps structuré. François devra s’accoutumer à mon
nouvel horaire. Fini pour moi, l’enfantillage. Il a beau essayer de me faire peur
avec toutes ces histoires de coups de règle sur les doigts, de punitions, de
devoirs et leçons interminables qui m’empêcheront pour toujours de jouer, dans
le fond il est jaloux. Il aurait voulu être à ma place, mais il n’a pas encore
six ans, il est né deux mois trop tard. Quand il m’a vu partir ce matin, avec
Mireille, qui, elle, commence sa troisième année (ouf! c’est loin, ça), quand
il m’a vu transformé en grande personne dans cet uniforme solennel, il a fait
semblant de ne pas me connaître. Le regard en dessous, il tournaillait sur son
tricycle comme s’il s’amusait comme un fou; que faisait-il là, de si bonne
heure, sinon qu’il attendait la parade?
Nous voilà rendus
dans la cour d’école. Cuvée 1960 : de la pâte fraîche à modeler, souple et
malléable. On distingue bien les recrues un peu hébétées, toutes vêtues
craquant, serrant fortement la main de leur mère. Certains enfants pleurent,
d’autres compensent par une surexcitation. Bientôt on va rompre ce dernier lien
ombilical; désormais on aura un titre, un numéro, on sera fiché, on sera
DEVENU.
Des rangs se
sont formés à l’appel de nos noms. Je suis repêché (une expression pour me
faire plaisir) par la maîtresse qui me parait justement la plus jolie et la
plus douce. Ça me convient. Et puis la petite troupe s’est mis en branle,
circulant, silencieuse, dans le ventre de cet édifice austère qui n’entend pas
à rire; il y a des sœurs habillées en corneille postées dans tous les coins qui
surveillent tout ça d’un œil sévère. On arrive finalement devant le local qu’à
la fin de l’année je saurai probablement identifier : CLASSE DE 1re ANNÉE
B, de Mlle Therrien.
Le petit
pupitre qui m’est assigné est sur le bord de la fenêtre. Oh, pas bon pour moi
ça! C’est laisser une cage grande ouverte pour le moineau que je suis.
En pensant ça
– première distraction à vie sur banc d’école –, je regarde en bas un jeune
Teddy Boy arriver en moto dans le stationnement de l’usine en face, et je pense
à François qui doit se morfondre présentement. J’espère qu’il ne touche pas à
mon scooter. Il est tout récent, je l’ai fait moi-même : un rondin de
bois, du ruban électrique noir à chaque bout et au centre ma lampe de poche
solidement ficelée.
Quand
François a vu ça, il a dit :
— Qu’est-ce
que c’est?
— Tu
vois bien, c’est un scooter, que je lui ai dit.
— Oh, wow!
T’es chanceux. Je peux-tu l’essayer?
— Jamais de
la vie, tu ne sais pas conduire, mais tu peux embarquer si tu veux.
Et pendant
que je tenais le guidon à bout de bras, il s’est installé derrière moi, les
mains sur mes épaules et on est parti. « Veux-tu que j’aille plus
vite? » Et on s’est mis à courir,
prenant les tournants serrés entre la clôture et le garage, passant à toute
vitesse devant la maison. Finalement, j’ai ralenti pour ne pas trop lui faire
peur, et je l’ai débarqué chez lui. Je l’ai montré aux autres; ils ont eu à peu
près la même réaction que François. Le lendemain, il y avait trois nouveaux
scooters dans la rue. François n’avait pas encore le sien, en conséquence il
n’avait pas le droit d’avancer plus vite qu’un pouce à la fois. C’est long. Très
long. Juste passer devant sa maison lui prenait cinq minutes. Traverser la rue
c’était carrément suicidaire. Alors de temps en temps je lui donnais un lift.
11.15 h.
Mademoiselle Therrien nous dit : « À demain, les enfants ». Chacun
repart avec trois petits livres et deux cahiers qu’il faudra recouvrir à la
maison. C’est tout. L’école, ce n’est pas plus dur que ça.
Le problème
maintenant, c’est comment je m’en retourne? Pas question d’attendre Mireille,
je suis trop grand à présent, et en plus, ici, ça pourrait me faire une
mauvaise réputation. Le problème, c’est comment je m’en retourne : on m’a
expliqué le trajet pour me rendre à l’école, mais pas celui pour revenir à la
maison.
Réfléchissons.
Pour arriver ici, on a traversé trois rues, contourné l’église, enfilé la
première rue où il y a l’usine, tourné le coin. Peut-être que si je faisais le
chemin inverse ça me ramènerait d’où je viens…
L’idée est
bonne, oui je sais, mais l’ennui c’est que, si je peux reconnaître la route par
où j’ai passé en me rappelant le décor, en allant dans l’autre sens, ce sera un
tout nouveau paysage qui sera devant moi… Pas sûr que ça va fonctionner.
Réfléchissons.
Voilà, j’ai
trouvé : l’idée c’est de marcher à reculons. Ça, c’est génial!
Pas à dire,
l’école, ça rend intelligent.¸
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