dimanche 30 juin 2013

Tirée de CHRONIQUES D'UN INNOCENT

 

 
Déménagement
 

   La maison est sens dessus dessous. Ce n’est pas habituel ça. Des boîtes partout, des meubles déplacés, des murs dénudés de leurs cadres, des armoires vides… C’est à l’envers sans bon sens! Un peu plus et je logeais une plainte à mon père : Que se passe-t-il avec maman? 

   Mais j’ai compris qu’on vidait la maison. On déménageait. Ce qui veut dire « pas de ménage » quand on déménage. Le mot le dit d’ailleurs (cessation) ménage (ménage). Bon, d’accord pour la sémantique, mais quand même, j’insiste, ce n’est pas habituel, ça. Qu’est-ce qu’il va nous arriver, là? Il nous faut une maison. Et en ordre, si c’est possible.

   Il advient, en fait (pour vous, lecteurs perplexes), qu’on part vivre ailleurs. Mon père a eu une promotion qui l’envoie dans une autre ville et qu’on n’a pas le choix de suivre : qui prend parents, prend logement!

   Alors, on déménage. Et c’est aujourd’hui. 

   En voyant arriver un énorme camion devant chez nous, un attroupement s’est formé dehors, comme si on passait au feu. Mes amis semblent très impressionnés. Ça me fait vivre un petit moment de gloire. Ouais, ces gars-là travaillent pour nous...

     — Vous déménagez?

     — Ouais… Dans un autre pays. Mon père en est le nouveau président.

     — Les États-Unis?

     — Non…, mais juste à côté.

   Pendant ce temps, je me retiens de donner des ordres aux déménageurs qui transportent les meubles. Ils n’ont pas trop l’air de s’amuser. Un piano, quand on n’est pas musicien, c’est juste pesant. 

   Tous mes copains, François, Louis, Pierre, Denis, Gaëtan, même le gros Jean-Paul, qui n’est pas mon ami (et se tient loin de ma sœur), sont là, et je ne réalise pas que je ne les reverrai plus jamais. Suis-je sans cœur ou seulement innocent? Trop excité par l’évènement, trop occupé à trompéter pour m’émouvoir.

   Les meubles, c’est bien peu de choses qu’on apportera. Qu’adviendra-t-il de la maison? De ma chambre? De ma cour? De ma balançoire? De ma cachette sous la galerie? De cette pauvre demeure enfin, éviscérée de son âme? C’est comme laisser son chien à un autre maître. Des inconnus, peut-être des malotrus, occuperont le temple sacré de mon enfance. N’ayons pas peur des mots, ça s’appelle un VIOL.

   Les déménageurs ont pris une pause, ils mangent un morceau. La maison est vide maintenant. Mireille, Paulo et moi on court partout dans les pièces, criant pour s’amuser de l’écho que ça fait. On monte, descend, passe d’une chambre à l’autre, ébahis de trouver autant d’espace. On joue, mais c’est aussi notre façon de faire nos adieux à ces murs qui nous ont tant écoutés.

   Ma mère nous demande de bien vérifier pour voir si on n’a rien oublié, un jouet, par exemple, dans une cachette qu’on se serait faite quelque part. Mais ce qu’elle nous dit, en fait, c’est de faire le tour de cet univers pour bien prendre le temps d’en fixer nos souvenirs. Ne t’en fais pas maman, j’ai l’air sans cœur et innocent, mais je me destine à devenir un grand nostalgique. J’en emporte davantage que le camion.

    Voilà. On est tous dans l’auto, un peu tassés avec une plante, un bibelot, un toutou sur les genoux, puis contact! Le poids lourd derrière s’ébranle. On vire lentement le coin de la rue, et je vois en un instant ma maison apparaître après le fourgon, un peu inquiète, passablement chagrine, beaucoup abandonnée. 

   Je le sens


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