dimanche 22 juin 2014


 
 
Le bonheur -101
 

   Tous les bonheurs sont égaux. L’homme le plus riche au monde ne sera jamais plus heureux que moi quand je suis heureux. Et pas plus souvent, non plus, l’exaltation est un trait de caractère. On ne se sent bien que lorsqu’on a satisfait un besoin. Un grand verre d’eau fraîche, quand on est déshydraté, qu’on a vraiment, vraiment soif, est un pur bonheur que les meilleurs vins n’ont pas encore surpassé.

   Avoir de la peine c’est avoir de la peine, il n’y a pas de raison plus ou moins suffisante; rire c’est rire, il n’y a pas plus ou moins drôle.   L’extase est intérieure, l’évènement autour ne fait que nous la révéler. On gardera un doux souvenir d’un coucher de soleil luisant sur les poubelles de la ruelle autant que sur le Taj Mahal… si on était amoureux, par exemple ce soir-là.

   Bon. Où je m’en vais avec ce cours sur le bonheur -101? C’est que je me prépare à vous présenter un non-évènement, une scène sans rien, et que je ne veux pas, en vous racontant ça, passer pour une sorte d’illuminé. C’est un de ces moments de la vie qu’on se demande pourquoi il nous revient, tellement qu’il n’y a rien de mémorable. Sa seule particularité c’est qu’il nous semble tout à fait récent et que notre âme y est restée accrochée.

*

     C’est un soir de semaine bien ordinaire, la maison est sombre : un éclairage blafard au-dessus de l’évier au fond de la cuisine insuffisant à chasser complètement la pénombre et une ampoule, une seulement, allumée parmi les trois de la lampe sur pied du salon. C’est tout. La seule autre lumière provient de la lueur bleue de la télévision; grand-maman regarde son émission, La pension Velder, assise dans sa chaise berçante. Nous sommes seuls. Tout est calme dans la pièce; la journée est terminée, la vaisselle faite, il n’y a plus qu’à se détendre dans le paisible confort de la bonne conscience.

   Depuis tantôt, je suis couché sous la table de la salle à manger, étendu sur deux chaises, et je regarde la télé à travers les barreaux. Contemplatif, silencieux, sans mouvement. Détail important : j’ai à côté de moi un grand verre d’eau.   De l’eau d’érable de mon invention. 
C’est tout. 
C’est ma soirée.

   Ça fait peut-être une heure que je suis comme ça. Contemplatif, silencieux, sans mouvement… J’allais ajouter, heureux comme un poisson dans l’eau, mais qu’en sait-on? Un poisson est à l’aise dans l’eau, mais heureux? Pas nécessairement. Je ne veux pas faire mon Prévert (gai comme un pinson…), mais je trouve, des fois, qu’on prête des états d’âme à bien des choses qu’on ne connaît pas. 

   Enfin, nous étions…

   Quoi? « L’eau d’érable de mon invention » vous intrigue? Eh bien oui, je fais, moi-même, mon eau d’érable. La recette est simple, je vous la donne :

      Dans un grand verre, vous versez de l’eau.
      Vous ajoutez 2 cuillérées à table rases de sucre. 
        (Pas combles, ça tombe sur le cœur.)       
        Vous brassez, et voilà!
      Donne une portion.

   Oh! Et aussi, j’oubliais, un ingrédient indispensable : de l’imagination. Mettez-en une bonne dose. 

   J’ai plein d’idées comme ça. Par exemple, j’en ai une qui me rendra riche un jour : de l’eau en poudre. Ré-vo-lu-tion-nai-re. L’idée m’est venue de la soupe Lipton poulet et nouilles que ma mère a préparée l’autre jour. Contrairement aux autres contenues dans une boîte de conserve grosse comme ça et pesante comme tout, la soupe Lipton, elle, est en sachet. Génial, hein?

On n’a qu’à y verser de l’eau, faire chauffer et MAGIE! On a de la soupe. Pratique pour le transport, le camping, l’espace dans les armoires, et en plus c’est super bon!

   Moi, mon idée c’est de pousser la chose un peu plus loin : de l’eau en SACHET...    Imaginez comme ce serait merveilleux de transporter de l’eau partout, sans être encombré de son poids et de son volume! Seulement quelques enveloppes qu’on pourrait plier et mettre dans ses poches.   On a soif? Pas de problème : on prend un verre, on y vide le sachet, on rajoute de l’eau et on brasse. C’est prêt! Même pas besoin de faire chauffer. Pas mal, hein!   

   Enfin… Nous étions, comme je disais avant d’être interrompu, sur une autre planète ma grand-mère et moi, ce soir-là. Un endroit quelque part dans l’univers où le bonheur est compacté au pouce cube. Je crois que si on m’avait flatté, à ce moment précis, je me serais mis à ronronner.

   Aujourd’hui encore je me demande si cette euphorie soudaine était l’effet d’une profonde prise de conscience ou de ma boisson.

    Je n’aurais peut-être pas dû prendre un troisième verre…

 
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