dimanche 8 mai 2011

Le 19 septembre 2008



   Depuis toujours il était obsédé par la mort.  Fasciné, plutôt.  La MORT.  Quel évènement majeur dans une vie !  
Il ne croyait ni en Dieu, ni en Diable, ni en une vie après.  Pour lui, c’était retour au néant comme avant la naissance.   Plus d’existence, plus de conscience;  plus de conscience, plus d’existence...révélée,  que le néant.  La mort triomphe toujours de la vie.  Le temps ne compte donc pas, ni avant, ni pendant, ni après. 
Avoir vécu c’est tout ce qui compte. 

   C’est ainsi que Sébaste, philosophe perdu dans les étoiles, comprenait les choses.  Toujours attiré par les mystères de la vie qui le troublaient, l’excitaient ou même le déprimaient, il avait mis le feu à sa conscience et depuis il ne pouvait plus l’éteindre.  Trente-deux ans.  Pas d’enfant, pas de femme (de courtes aventures qui finissaient toujours mal de toute façon) et le vide de plus en plus autour de lui.  Tous les siens partis, embarqués dans leur univers de papa, de carriériste, de monsieur rangé, tous accrochés par des femmes exclusives.   Certains jours il se voyait comme sur un quai de gare quand le train est parti, emmenant la nuée tantôt vibrante et bruyante de voyageurs, seul  avec le balayeur au fond et le commis au guichet qui se remet à son livre dans un soudain silence qui prend toute la place.

    Pas malheureux, pas heureux.  Juste fatigué, épuisé comme vidé de contenu.  Juste la conscience.  Une conscience qui ne lâche jamais, qui s’étend comme un feu de forêt illuminant partout, brûlant tout : la naïveté, l’espoir, la futilité, la joie. 

   De son univers, pas grand chose : petit appartement, petit emploi de commis de bureau qui n’aboutissait à rien, ce n’est pas l’intelligence qui manquait, mais plutôt la personnalité qui faisait défaut; quand on est solitaire, toujours en retrait, et toujours moraliste aux mauvais moments on n’a rien vraiment pour faire avancer une carrière.  D’ailleurs, il s’en foutait.  Il n’aimait que rêver, étudier les choses, se poser les grandes questions, discuter de philosophie, morale.  Mais avec qui ?  Son seul ami véritable, le seul avec qui il pouvait échanger des heures durant, n’était plus là,  parti, au fond des États-Unis, profiter d’une promotion inespérée.  À peine se voyaient-ils deux ou trois fois par année.  Les autres, bof, c’était des collègues de bureau, de gentils voisins de pallier, de vagues connaissances, pas de sottes personnes, mais toujours brèves dans la réflexion.  C’est tout.  La famille ça ne compte pas, frères, sœurs, beaux- frères, parents sans chicanes mais sans atomes crochus,  chacun installé sur sa planète.  Une famille pour les réceptions de fêtes, seulement.

   Alors notre homme est seul.  Pas malheureux, pas heureux.  Le sentiment que la vie peut être longue comme ça.  Longue pour rien, surtout.   
Nous sommes tous des condamnés à mort, pensait-il, comment ne pas tenir compte de ça?  Toute entreprise est sujette à la mort subite.  Tiens, comme cette araignée qu’on vient d’écraser, j’espère pour elle qu’elle n’avait pas de projets pour cet après-midi!   Toute sa vie elle a eu peur de mourir... voilà, c’est fait, et elle ne le sait probablement même pas.  Ce n’est pas tellement la mort qui est terrible, absurde, oui peut- être, mais pas aussi terrible que le fait de l’appréhender toujours.  Être un jouet soumis au destin, un objet dans un jeu macabre de roulette russe  - il y a des balles pour tout le monde, mais on ne sait pas quand le coup va partir, on ne sait pas qui sera le prochain.  Et on reste tous là, dans la pièce, assis sagement, faisant comme si de rien était.  Pire, faisant comme si ça n’arriverait pas.  Jouant le jeu de l’éternité, un jeu de dupe. 

   Un soir de grande lassitude il projeta de mettre fin à ses jours.  Pourquoi pas?  Il se voyait très bien disparaître, comme ça dans son auto, s’abandonnant ainsi au moyen d’un boyau connecté au tuyau d’échappement.  Mort douce, facile, on s’endort, et on meurt.  Pourquoi pas ce soir ?  Puis, il se disait pourquoi pas demain?  L’important, c’est qu’il se sentait capable du geste.  C’est lui-même qui déciderait quand le coup partirait.  Je n’ai rien décidé de ma naissance, mais je peux tout décider de ma mort, se disait-il, voyant là une douce revanche pour un philosophe.  Cette pensée le grandissait.  Voilà, en éliminant cette variable il pourrait pleinement vivre. 

   Fixer la date et la manière de sa mort, ce sera son projet.  Pourquoi traîner quelques années de plus?  Il en manquera toujours.   Rien ne s’accumule.  Manger ne me satisfait pas plus qu’hier, ni moins que demain.  Alors, c’est décidé, il aura un grand avantage sur tous les autres condamnés à mort : la date.  Demain commencerait la dernière année de sa vie.  Dans un an, jour pour jour, je ne serai plus.  À partir de maintenant, je vis.  J’ai le plein contrôle de ma vie.  Ma mort est réglée.

   Il avait conclu ça comme on décide de rentrer chez les moines.  Un changement de vie radical; on fait ses bagages et ses adieux à tout le monde et on part à la recherche de soi dans une nouvelle dimension.  Ce n’est pas triste, c’est juste un grand changement dans le cours de sa vie.  Mais dans ce cas-ci avec la mort au bout...  Ouais,  mais qui dit qu’un moine ne meurt jamais subitement ?  Voilà, c’était décidé.  Une grande sensation l’envahit; si le Destin existe, il en est plus fort. 

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                                                                 à suivre...