dimanche 23 mai 2010

Dialogue de fous


Lors de mes promenades il m’arrive souvent d’arrêter au parc, m’assoir sur un banc, et m’installer comme au cinéma, pop corn et boisson en main, m’abandonnant à la présentation. Écran géant sur 360o. Imax au max. Les couleurs, le son, les acteurs… on s’y croirait. Les petits bateaux sur l’eau, les enfants en vélo qui circulent dans le lot des messieurs et des mesdames sur le pont, tout en rond, … c’est la vie. La grande représentation.

Depuis quelques temps je remarque ces deux personnages détonnant dans le décor, bizarres, naïfs, semblant débarquer tout droit d’une étoile en dérive. Un grand maigre et un petit gros. Genre Laurel et Hardie. Ils n’ont pas d’âge. Semblent sans visage. Une apparition sur un banc. Ils jasent. Le plus grand me paraît le plus mystérieux. Il semble flotter au-dessus des choses, éthéré mal étriqué, je l’appelle le Grand A. L’autre, le plus vraisemblable, plus petit, rond, potiron, c’est le questionneux, l’indécis, me fait penser à un petit b, comme dans une sous-question.

Ma présence sur le banc voisin ne semble pas les déranger dans leurs élucubrations. Alors j’en profite pour tendre un peu l’oreille. C’est étonnant tout ce que je peux entendre. Ça ne parle pas hockey, je vous jure. Ni politique. Ni REER, ni maladie. Ni des as-tu-vu-ça. Ni des ça-s’peux-tu.
Ni des femmes, ni des jeunes. Ni de la pluie ou du beau temps. Ni de ci ou de ça. Ni de veau, vache, porc. Ni de poule. Ni des nids-de-poule. Ni de tout, ni de rien. Ni de tout ce que vous voudrez… ni de laissez-moi parler, je vais le dire mais laissez-moi parler, vous ne trouverez pas, je vous le donne en mille… Ils ne parlent de rien. Rien. Que philosophie. Voilà. Philosophie. C’est très étonnant.

Tiens, je vous fais rapport de leurs dernières discussions. Enfin, ce que j’ai pu en comprendre.

Petit b - En quoi crois-tu ?

Grand A - En rien

b - Pourquoi on vit alors ?

A - J’ne sais pas. Pourquoi on meurt ?

b - C’est l’usure des choses, j’imagine. Un cycle dans la vie qui se termine.

A - Pourquoi un cycle ?

b - Pour que les choses évoluent, sans doute.

A - Pourquoi les choses doivent-elles évoluer ?

b - Parce que c’est ainsi. C’est la vie.

A - Alors ma réponse vaut la tienne. Pourquoi on vit ? Parce que c’est ainsi. Ce n’est pas plus important d’y trouver un sens. Au pourquoi la vie, faut aussi questionner pourquoi la mort ?

b - Mais ça ne t’intrigues pas la vie ? Toute cette existence, pour un philosophe comme toi ?

A - Oui, bien sûr. C’est un grand mystère. Mais je ne crois en rien. Je ne crois pas qu’il y ait une Intention derrière tout ça. On en veut une parce que notre esprit est ainsi fait. C’est dans notre habitude. Comme on voit une limite aux choses alors qu’il n’y en n’a probablement pas. On définit par concept. Ce sont des repères. On fait des choses par intention. On les crée. On en voit le début et la fin. Alors je crois qu’on transpose à l’Univers, notre univers. On voit l’effet, on comprend la cause. Mais comprendre la cause n’explique pas le sens ou le but. On accepte l’idée de l’Éternité ou de l’Infini, mais personne n’en a vraiment idée. On peut virer fou à vouloir bien se l’imaginer, bien se l’intégrer, bien s’accaparer le concept. Ce n’est pas pour nous. Nous sommes limités, concevons avec des limites. Sinon on étouffe, on est perdu. On vire fou. Accepter qu’il n’y ait pas d’Intention, c’est comme accepter qu’il n’y ait pas de limite, temps ou espace. Mais ça fait trop peur à la Morale et surtout à la Société. Ça nous touche de plus près, ça nous interpelle, c’est trop désemparant. Alors on se fait des représentations, on voit les choses avec des limites et des raisons. Et on croit que c’est dans l’ordre des choses. Que c’est Universel.

b - Ben, voyons donc. Tiens, ce banc où nous sommes assis est bien défini, bien délimité.

A - C’est un assemblage ponctuel d’objet. C’était toutes sortes de choses avant. Ce sera toutes sortes de choses après. Dans l’instant précis on définit ça comme un banc, mais dans l’univers, dans la continuité du temps ce n’est qu’un amas de choses temporairement réunis, qui n’a pas plus de sens, ainsi. Utile et voulu par nous, oui, mais pour l’araignée, c’est un amas, un lieu propice à y tisser une toile, c’est tout. Ce banc est une extension à l’arbre, aux pierres, à l’entourage, un accident du relief. Comme une roche parmi les roches. Isolable et fondue dans l’ensemble.

b - Que les choses aient une « existence » différente selon la perception de chacun, elles existent quand même, et sont définies par le fait même. C’est par l’esprit qu’on distingue… et naît la conception de l’univers.

A - Je ne doute pas que ça existe. Mais je ne crois pas à l’Intention. Je ne crois en rien. Croire, suppose l’élaboration d’une théorie, un scénario, du plus loufoque au plus raisonnable, MAIS jamais unique, véritable et vérifiable. Croire à se tromper assurément n’est pas plus valable, selon moi, que de ne croire en rien. C’est tout ce que je dis. Ça satisfait sans doute un malaise, en empêche plusieurs de sombrer dans la démence, ça permet sans doute à certains de s’accrocher à quelque chose pour ne pas être en chute libre, mais comme c’est assurément faux, ASSURÉMENT FAUX pour l’une ou l’autre croyance j’en conclus que c’est l’illusion qui est importante. Une ILLUSION, et ça fonctionne. Du moment qu’on y croit.

b - Mais toi, croyant en rien, comment fais-tu pour fonctionner?

A - Je me persuade de ne croire en rien.

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Je ne sais pas si j’ai bien rendu le dialogue auquel j’ai assisté, mais c’est à peu près ça. Avant d’avoir mal à la tête, je suis allé m’acheter un cornet de crème glacée. Froide. Froide à m’en barrer le front.


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