LES PETITS CHINOIS ET PÂQUES
— Papa, j’ai besoin de cinq sous pour acheter
des petits Chinois.
— Comment ça, c’est pas deux sous?
— Oui, mais cette semaine il y
a un spécial : 3 pour 5 cents. Regarde.
Effectivement, dans mon cahier
de devoir, la maîtresse avait bien fait la mention de l’offre. Notre classe, je
crois, traînait sur les autres qui avaient déjà complété leur deuxième tableau
et ça mettait un peu de pression sur nous.
On n’était pas peu fiers
d’aller coller le petit Chinois sous la colonne de son nom. Tous les vendredis
maman nous donnait les deux sous que ça coûtait avant de partir pour l’école. Sauter
une semaine n’était pas bien vu. Surtout qu’il y avait toujours un fendant dans
la classe pour en acheter en paquet de cinq.
La semaine suivante la
promotion était bien sûr terminée, mais j’ai quand même tenté le coup :
— Papa, cinq cents pour du Chinois.
— Demande à ta mère.
— Maman, cinq cents pour du Chinois.
— Demande à ton père.
— Papa, maman veut que tu me
donnes cinq cents pour du Chinois.
J’en ai acheté un et j’ai
gardé les trois sous pour me payer des négresses. Ça ressemble à mes petits Chinois,
mais ça se mange.
Un autre jour, avec mes sous
un peu épargnés et les autres un peu volés, je m’étais acheté des pastilles de
chocolat au lait en forme de rosette. J’en avais une bonne vingtaine dans un
petit sac en papier brun. SAUF QUE, mauvais calcul, j’avais fait l’achat un
mardi… Un Mardi gras ! Ce qui veut dire le lendemain, Mercredi des Cendres.
Ce qui veut dire début du CARÊME! Et le carême, chez nous, on le faisait. On se
pratiquait même toute l’année.
J’avais déposé mon trésor au
fond d’un tiroir de ma commode et j’avais dû me résoudre à dormir sous la
torture de cette tentation odorante pendant quarante nuits. Et quarante jours! C’est
même pas sur la page du calendrier tellement c’est long. Toute cette éternité à
attendre, à me languir, les sentir, les compter et recompter, les imaginer, les
couver, presque leur donner un nom à chacun. Dès que je revenais de l’école, j’allais,
comme un junkie, prendre une snif
dans mon petit sac. Je leur parlais et ensemble on comptait les jours :
« plus que trente-deux jours mes petits, avant que je vous mange. Soyez
bons. » Et je refermais le sac
reprenant un peu mes esprits.
Est-ce aussi dangereux que la
colle? Est-ce que la privation ne crée pas certaines carences obsessives compulsives
plus tard? Autrement
dit, est-ce que ça rend fou? Je ne sais pas. Mais je sais, depuis ce temps, ce
qu’est le désir : c’est la première, et je dirais même l’essentielle,
prédisposition au bonheur. Chaque jour, imaginer le plaisir, goûter la chose
par avance, c’est déjà vivre la plus grande part de l’extase… Mais, c’est
frustrant!
Plus que
douze jours… Des effluves de chocolat sortaient du tiroir pour venir me
chatouiller jusque dans mon lit et me réveiller durant la nuit.
Plus que
trois jours... Je pouvais maintenant les sentir n’importe où, simplement en me
fermant les yeux. Juste à me les imaginer, mon cerveau déclenchait un genre d’enzyme
chocolaté qui m’arrivait au nez.
Puis enfin, Pâques est
arrivé, ce dimanche pastel de l’année où l’on semble tous ressusciter en même
temps d’une longue errance, débouchant abasourdis sur une immense clairière. Après
l’interminable messe c’était la distribution des surprises, et le coup
d’envoi : Sus au sucre! Chacun recevait un grand sac dans lequel il
trouvait son chocolat en forme de poule, de coco ou de lapin et souvent aussi,
un petit panier rempli de jelly beans
sur de la paille factice. Parfois même un petit cadeau : une corde à
danser pour ma sœur, une palette de bolo pour moi (l’affaire la plus plate au
monde. Heureusement, ça pétait assez vite et on pouvait s’amuser avec la petite
balle brune).
Ce
jour-là, le sucre sortait de partout : des bonbons durs, des caramels mous
placés un peu partout dans la maison, des biscuits et des desserts remplissant
la table. Même, le jambon était aux ananas, les fèves au lard au sirop d’érable…
Mauvaise journée pour les dents.
Je pense de plus en plus que
la privation rend fou.
Avant même d’entamer mon coco,
j’avais pris bien soin de quêter le plus possible à gauche et à droite
« Maman veut goûter », « Mireille veut goûter », chipant
des morceaux, ici et là, négociant la meilleure partie de la poule en chocolat
de mon petit frère contre de vagues considérations futures, vidant la plupart
des plats de bonbons laissés sans surveillance. Après, SEULEMENT APRES, je
pouvais attaquer le mien, et là c’était sans quartier.
Oui, ça rend
fou.
Le soir,
tournoyant dans mon lit, surexcité en même temps qu’épuisé d’une telle bataille,
je me faisais mille reproches : « c’est bête ce que tu fais, l’année
prochaine faudra gérer mieux que ça. T’étais pas obligé de tout manger tout de suite.
T’es donc ben sarfe! T’aurais pu t’en garder pour demain, mettre le reste dans
ton tiroir… » Soudain, le
flash : MES CHOCOLATS! Comment avais-je pu oublier? Ces petits chocolats
si longtemps désirés. Si rapidement oubliés…
Alors dans un
ultime effort, émergeant de mon état comateux, je m’étais levé de mon lit, pour
réaliser le geste tant de fois imaginé d’ouvrir ce sac et assouvir mon
fantasme. Je croyais mettre des heures à laisser fondre une par une ces petites
choses sur ma langue, mais finalement je les avais englouties d’un coup, sans
réelle conviction. Juste par principe. Et la déception fut grande. La promesse
n’avait pas été tenue; on avait convenu qu’ils me procureraient une ivresse
sans fin, que ce serait le plus beau jour de ma vie, et au lieu de ça, je me
retrouvais à mâchouiller des choses fades, durcies, presque amères.
De retour dans
mon lit, j’avais le sentiment du devoir accompli certes, mais aussi le cœur
lourd, rempli d’une soudaine tristesse : j’avais été trompé et maintenant
je n’aurais plus rien à désirer.
Pas possible
de m’endormir là-dessus. Je m’étais encore levé, mais cette fois pour me rendre
au lit de ma mère : « Maman, j’ai mal au cœur! »
***