dimanche 30 septembre 2012

                     CHRONIQUES D’UN INNOCENT
        Empruntant la vision d’un enfant (un peu tourmenté) l’auteur chronique sur les événements de la vie  au tournant des années ’60. _____________________________________________________________
La bombe atomique
 
    Denis Dionne, mon voisin, ÇA c’est gentil, ÇA c’est un bon enfant, lui il a l’air intelligent, ÇA c’est un beau garçon, ben oui maman, ben oui papa…  mais ÇA n’a pas les mêmes parents que moi, non plus.  Moi, je fais de mon mieux avec la génétique que j’ai reçu.  J’aurais aimé ça moi aussi avoir une belle face étroite et de beaux cheveux noirs au lieu de cette face de pleine lune aux cheveux blonds suspects tirant dangereusement sur le roux.  J’ai rien contre ÇA, je vous assure, je me verrais très bien être Denis Dionne pour vous maman, papa.  Je ne demandais pas mieux...  
Puis faut pas oublié qu’il a onze ans, j’en ai que six, tout n’est peut-être pas perdu.  Le temps arrange les choses, dit-on.  Attendons voir.
 
   Je n’étais pas vraiment jaloux, moi aussi j’aimais Denis.  C’était mon idole.  C’est vrai qu’il était gentil.  Je le trouvais cool.  Même si on était rarement ensemble, je sentais de sa part une affection, un certain engagement envers moi, comme un grand frère, pour vous apprendre des choses, vous défendre en cas de besoin.
 
   Un jour, il m’avait expliqué son plan pour contrer la menace de l’URSS :
 
   — Qu’ils l’envoyent, les Soviétiques…
 
   — Hein, les quoi ?
 
   — Ah, laisse faire…  les Russes.  Qu’ils l’envoyent leur bombe atomique !  Quand je vas la voir arriver je vas sortir mon bat de baseball pis m’a leur batter ça chez eux.
 
   Pas fou, hein?  Ils ont raison, ÇA c’est intelligent.
 
   On a beau être enfant on sent la dangerosité des choses dans l’attitude inquiète des adultes.  Faut se remettre dans le contexte, la crise des missiles de Cuba c’était quelque chose : deux Super Puissances qui s’affrontaient.  On n’y allait pas juste pour une autre petite guerre mondiale ordinaire,  là on visait l’Apocalypse, rien de moins.  Au plus fort de la crise on avait même installé à plusieurs endroits des sirènes aux poteaux de téléphone pour nous prévenir d’une attaque imminente.  Même qu’un jour il y en a une qui s’est déclenchée en pleine nuit, hurlant à la mort.  Toute la rue s’était réveillée, et ça paniquait solide dans les chaumières.  Fausse alerte.  Défectuosité technique.  Ça a fait un grand  OUFFFF!!! Mais la terreur avait eu quand même le temps de faire sa trace dans l’imaginaire des gens. 
 
   Mais pour revenir au plan de Denis, je voyais très bien la scène.  D’abord cette bombe qui était ni plus ni moins qu’une réplique géante d’une lampe de télévision (les petites ampoules de résistance), en verre épais, au dôme un peu pointue, avec quatre pines de métal à la base, la même forme donc, mais de la dimension de ma taille.  Je la voyais surgir comme une balle passant au-dessus de la maison d’en face pour arriver à ma hauteur.  C’était ça qui arriverait, aucun doute.  Un obus dans le fond, mais qui en explosant serait catastrophique.
 
   Or, l’idée géniale de Denis, de la swinguer avec un bâton de baseball plutôt que d’aller se cacher, me paraissait tout à fait appropriée. Le lendemain, sur le trottoir,  j’en parlais avec François
 
   — Qu’ils l’envoyent, les somiétik…
 
   — Hein, les quoi ?
 
   — Ah, laisse faire…  les russs.  Qu’ils l’envoyent leur bombe atomique !  Quand je vas la voir arriver je vas sortir mon bat de baseball pis m’a leur batter ça chez eux.
 
    Louis qui venait de se joindre à nous :
  
   — T’en as même pas, de bat !
 
   — Ouiiiii. Mais je le cache pour pas que les russs le sachent.
 
   — Pourquoi tu nous l’as jamais dit?
 
   — Euh, parce que je voulais pas que vous alliez bavasser.
 
   — Mais là tu viens de nous le dire.
 
   — Ouais, mais là vous savez que je peux m’en servir sur vous autres aussi…
 
   La discussion portait plus sur le fait que je possédais ou non cette arme de destruction massive plutôt que sur la stratégie de défense, car sur ce point on était tous d’accord, c’était opérationnel.  À nous trois, la rue Vassal était défendue.  Adultes, dormez en paix!
 
 
   Aujourd’hui, quand je repense à ça, je ne suis plus certain que ça aurait marché, mais je me souviens que ça nous avait beaucoup rassurés.  Et c’est ça qui compte.  La peur ne s’encombre pas de la logique.  Nous sommes tous un peu autruches dans nos réactions.  J’ai connu des adultes qui, lors de grands orages, lançaient, en panique, de l’eau bénite dans les fenêtres pour empêcher la foudre d’entrer. 
Ça peut sembler puéril, mais ça marche.  Ils vous diront qu’ils n’ont jamais été frappés.  Et c’est vrai.
 
Ce qui est inquiétant avec les superstitions, c’est que même quand on n’y croit pas, on ne peut pas s’en empêcher.  Au cas où…
 
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