dimanche 5 octobre 2014


 

Comme un zombie



   Comment faire pour être beau et intelligent? Riche, je saurais. Savant, aussi. Mais c’est beau que je veux être. Et intelligent, si possible. Comment faire? C’est si important, la vie serait tellement plus facile.

   J’ai souvent tenté d’être un héros. Ça tourne mal la plupart du temps. Comme la fois où on jouait aux cowboys et aux indiens, j’avais pris le beau rôle – il faut bien sublimer de temps en temps –, j’avais décidé de protéger ma sœur et sa copine contre le petit voisin apache qui voulait… qui voulait… les violer (?). Mais à cinq ans, on ne sait pas encore que c’est ça. Muni d’une fronde, je montais la garde devant la petite tente où elles s’étaient réfugiées. On jouait, mais c’était grave tout de même, je n’aimais pas les entendre rire et les savoir insouciantes d’une attaque imminente… qui tardait. Alors en attendant, pour leur faire sentir le danger réel, je décochai subrepticement un pois, qui, j’espérais, leur passerait devant les yeux et les ferait trembler de peur et m’appeler au secours. Mais ça n’a pas bien été, j’éborgnai la petite copine. Elle s’est mise à pleurer et crier au secours pendant que je détalais. 

   Je fuguai, une deuxième fois. Et je ne me souviens pas être revenu. Je me rappelle seulement que ma vie venait de se terminer là. En un instant, l’irréparable : le sol s’est ouvert devant moi et je suis tombé. Je n’en finissais plus de tomber.

   Les tempes chaudes, je marchais droit devant comme un zombie, soupçonnant les gens que je croisais de savoir, de n’attendre que le bon moment pour me pendre, là, dans la rue. J’inventais des histoires impossibles, cherchais quelqu’un à qui mettre la faute, cherchais à reculer le temps. Par où? Comment? Comment effacer? Revenir? Il fallait mourir à présent.   Dans ma fuite je me disais : RÉVEILLE-TOI! RÉVEILLE-TOI! J’implorais mon Dieu! Mon Dieu! (Tiens, t’es croyant maintenant! — Mais oui, à l’époque, j’ai bien le droit…) Peu importe, j’en appelais : Mon Dieu! Mon Diable! Mon Ange! Ma Fée! Mon Farfadet! Mon n’Importe Qui! Les désespérés ont l’esprit très ouvert.

   Je cherchais par quelle magie noire je pourrais revenir dans le temps et changer de rôle. Pourquoi n’ai-je pas choisi le sauvage, comme d’habitude? Il me semblait bien aussi que celui du bon ne fût pas fait pour moi. J’allais et j’avais l’impression que tout ce que je voyais : le parc, la grande maison jaune des Fafard, la côte de l’aqueduc où on glissait l’hiver tout près du chêne centenaire qui me faisait signe de grimper – pas aujourd’hui, vieille branche, je suis en fuite – les fleurs, le ciel, l’air, le vent, tout ça, étaient maintenant chose du passé. Du temps de mon innocence. 

   J’allais droit devant comme un somnambule traversant les rues le plus possible sans regarder, j’espérais la fin du monde, là, à cet instant même. C’est le temps! Qu’ils nous l’envoient leur bombe atomique! Que tout arrive, c’est le bon moment : une guerre mondiale, un cataclysme, une tornade, une avalanche, un tsunami, un volcan, n’importe quoi pour détourner l’attention, pour ne pas me laisser SEUL contre le monde entier. 

   Les tempes chaudes, je marchais droit devant comme un zombie dégoulinant de tristesse. J’imaginais cette enfant défigurée à jamais, cette fillette dont je ne sais même pas qui c’est – qu’est-ce qu’elle faisait là? – cette petite fille qu’on n’a d’ailleurs jamais revue par la suite. 

                        Peut-être par ma faute. 
                        Peut-être l’a-t-on placée dans un cirque.

   Comment expliquer mon geste? Ils ne comprendront jamais. Je voulais être fin, leur dire : « ne craignez pas les filles, oui, il y a un danger, mais je suis là ». Je voulais me faire aimer, c’est tout. Je voulais me sentir important, leur sauver un peu la vie. 

   Que font-ils maintenant? La police, mon père, ma mère, tout le monde doivent me chercher. Puis, tout à coup, comme un rayon de soleil puissant perçant au travers de gros nuages noirs, je me suis mis à penser que peut-être personne ne savait. Qui pourrait affirmer hors de tout doute raisonnable que c’est moi, le bon cowboy, et non le sauvage de François qui a tiré?   Y avait-il des témoins? 

   Et c’est probablement sur cette présomption que j’ai dû reprendre le cours de ma vie…   Sinon, je ne sais pas. Il est bien possible que je ne sois jamais revenu et qu’il y ait aujourd’hui une femme borgne quelque part qui ne sait pas de qui elle tient ça.

                        Et un enfant toujours en fugue.
 
***