dimanche 29 mai 2011


1961, TROISIEME ANNÉE  B


   Jour de rentrée.   
   Déjà les grands nous avait prévenu : les deux premières années c’est bébé, mais la troisième, attention, c’est du sérieux, on sépare les hommes des enfants.  Ça n’augurait rien de bon.  Quoi ?  C’est la galère ?  Les travaux forcés ?  Que vont-ils nous faire ?  Nous ne sommes soudain plus des enfants ?  Et les hommes il faut les maltraiter ?

   On était tous réunis dans le gymnase afin de former les classes, frétillants et fébriles dans nos petits blazers bleu marine à l’annonce des formations. 

   Pour les troisièmes années, il y aurait trois classes.  Il ne fallait surtout pas tomber sur une d’entre-elle : celle de Madame Lacasse.   Déjà le nom en disait beaucoup.  La rumeur voulait qu’elle soit le pire cauchemar des enfants.  On disait qu’elle passait par semaine une verge, une règle en bois longue comme-ça,  à la casser sur le dos des écoliers. 

   À tour de rôle on appelait donc les élèves à joindre les rangs devant une  enseignante.  Chacun de nos petits camarades évitant la catastrophe se faisait congratuler, affichait le sourire des gagnants, tandis que ceux désignés par le mauvais sort affichaient des mines d’enterrement.  On les plaignait tant que notre cas n’était pas sauf, et on se moquait d’eux, après.  Rendu à mon tour alphabétique, je tremblais.   Le premier tirage fut pour le ciel, la très gentille (et jolie) mademoiselle Cartier.  Je  priais, s’il vous plaît, que mon nom sorte !       Je ne fus pas repêché.    Au tour maintenant de l’ogresse.   J’ implorais, pardon, pardon que mon nom ne sorte paaaaa...  hélas, je l’entendis résonner comme une condamnation à mort.   


   La gorge nouée, je suis rentré à la maison annoncer à ma mère que j’étais appelé, que je traversais pour là-bas, l’autre bord, l’enfer.

   À la fin de l’année,  sur vingt-trois élèves, il n’en manquait qu’un.  On ne sait pas ce qu’il lui est arrivé.  Peut-être qu’il a été mangé...



                                            ***

dimanche 22 mai 2011

19 septembre  2008   (suite et fin)


   Parfois il se sentait grand dans cette aventure.   Un héros de roman, presqu’un demi-dieu.  Tout se déroulait comme prévu jusqu’à ce que deux incidents, coup sur coup, se produisent.  D’abord c’est en marchant tout bonnement dans la rue qu’il évita de justesse l’écrasement.  Un camion roulant à grande vitesse, ne l’ayant manifestement pas vu, lui a passé à deux pouces du nez.  Le mouvement de l’air fut assez fort pour le projeter par terre.  On ne peut pas frôler la mort plus que ça !

   Euh... oui.   Un streptocoque.  Une bactérie virulente,  parfois meurtrière, conséquence d’une amygdalite particulièrement sévère qui l’avait tenu à l’hôpital dix jours, sous des soins constants, avec une fièvre proche du coma. Vous auriez très bien pu en mourir, lui a dit le docteur. 

   Il en fut troublé profondément.  Le destin venait de se manifester.  Un avertissement plutôt effroyable.  Imaginez !  On décide de mettre fin à sa vie, planifiant chaque détail, choisissant réalistement son heure, sans exagérer sur le temps, puis un hasard bête viendrait changer les plans?  Ça n’a pas de sens.     C’est absurde.   Imaginez le ridicule de la chose : les gens avisés par notaire six mois après sa mort pour entendre son annonce.  Six mois après!

   Voyons le sort ne peut pas être aussi cruel que ça.  Je ne peux pas être surpris par la mort quand c’est moi qui l’appelle.  Non, non, je ne dois surtout pas mourir avant.

   Et dès lors, il se mit à craindre la mort.
  
   Aïe, aïe, aïe!  Il ne faut pas qu’il lui arrive malheur avant sa mort.  Alors, il se mit à s’inquiéter à peu près de tout : d’une mauvaise toux, d’une douleur dans le cou, d’un mal ici, d’un danger là, d’un accident, d’un assassinat… 
Pas de folie non plus, genre arrestation.  Pas d’hôpital, pas de prison.  Il doit se rendre à terme, sans entrave.  Il avait un petit pèlerinage à faire, longuement planifié, qui devait l’occuper passablement le dernier mois.  Tout ce passait là.  Tout prenait son sens, devenait sublime dans ces derniers jours.   Mais pour ça il devait être là.  Vivant.  En santé, même.  Libre dans ses mouvements. 

     Dès lors, il se mit à craindre le sort.  Plus que la mort, le malheur, la folie, le mauvais sort, la police, les voleurs, la maladie, la folie, la folie.  La paranoïa, la schizophrénie.   Il se voyait condamné à vivre les six prochains mois.  Pas le choix.  Un double condamné : à mort et à vie.  Lui, qui n’avait jamais craint la mort, le fier, le bravache, croyant même en avoir triomphé par la plus grande lucidité, le geste le plus déterminé qui soit d’un philosophe sublime, il la craignait soudainement.  Voyons, voyons.  Je suis jeune, en santé, sain d’esprit et maître de ma destinée, je ne peux pas mourir avant...  après l’avoir décidé !  C’est l’absurde de l’absurdité.   Voyons, voyons!

     À tout moment de sa vie il avait conservé le pouvoir de mettre fin à ses jours.  À tout moment il était le plus fort,  sauf maintenant, alors même qu’il avait pris le contrôle du jeu.  Voyons, voyons.  Se suicider, il perdait.  Attendre, c’est la mort maintenant qui le contrôlait.  Il était coincé, déjoué;  un mauvais mouvement de pion alors qu’on était sur le point de gagner la partie et bêtement on se retrouve échec et mat.  Que faire ?  Supplier le notaire.  Peine perdue, et quelle honte !   Il fallait se soumettre.  Tenir à la vie, craindre la mort.  Exactement tout le contraire de son entreprise.  Un échec total.
 
   Il ne sortait plus, ne mangeait à peu près plus, faisait des cauchemars, bref, il ne vivait plus.  Il devait cesser de vivre jusqu’à sa mort...  Il se sentait ridicule, pitoyable.  Pourquoi ne me suis-je pas tué avant?  L’absurde de l’absurdité.  Combien de temps encore ?  Cinq mois.  

   Cinq mois à craindre la mort qu’on n’aurait pas craint au moment venu.  L’absurde absurdité.  Vanité des vanités.  Lui qui voulait une fin de vie heureuse pour une mort doucereuse avait tout fait de travers.  Il pensa que même s’il se rendait vivant à ce rendez-vous funeste du 18 septembre 2008, il avait perdu toute la béatitude de la chose.  Il ne se voyait plus triomphant, s’offrant ce festin du dernier jour ou superbement il faisait ses adieux et partait pour l’éternité dans cette magnificence de grand philosophe.  Non,  il se voyait mourir bêtement.  Exécuté par un con.  Presque par pitié.  Une grande tristesse l’envahit.   Il sombra dans une profonde dépression.




   Le 19 septembre 2008, comme prévu le document fut lu par téléphone à toutes les personnes indiquées.   Au dernier numéro de la liste, celui de ses parents, on écouta la courte phrase sur main libre, et après commença le plus gros banquet que la famille ait connu. 


   Le premier toast fut pour Sébaste, revenu des morts. 


***

dimanche 15 mai 2011

  Le 19 septembre   (suite)


 Il faut réaliser maintenant.  Le lundi suivant, il annonça son départ à son employeur prétextant une année sabbatique absolument nécessaire.  Évidemment son patron n’a jamais rien compris, le trouva bien dérangé, ce qui est une réaction tout à fait normale et prévue. 

   Deuxième étape, obligatoire, rendre la date officielle, inchangeable et sans le dire à personne.  Il trouva un notaire, lui remit une enveloppe contenant une liste de personnes à contacter et un document à leur lire.  Une enveloppe scellée, avec cette inscription dessus : À n’ouvrir que le 19 septembre 2008. 
Pas avant, pas après.   Il a esquivé toutes les questions du potiron et, en le payant bien,  obtint sous serment professionnel  l’assurance que rien n’arrêterait l’exécution de ce mandat, quelle qu’en soit la raison.

Moi, Jean-Sébastien Letendre, domicilié au 1495, appartement 4, de la rue Béchelle à Montréal, sain de corps et d’esprit, j’ai entrepris le 18 septembre 2007 de prendre le contrôle de ma vie en soumettant ma mort à mon désir.  Je suis le maître de ma destinée et le seul responsable.  Depuis ce matin, je ne suis plus par ma volonté qui s’est exprimée. 
Je veux qu’il soit écrit que l’Esprit domine le corps, même devant la Mort.

   Ça y est.  C’est fixé.  Irréversible.  Il me reste exactement 362 jours à vivre, s’est-il dit, en quittant son étude.

   Il se consacra dès le lendemain à vivre, goûtant précieusement chaque chose.  Rêvant, réfléchissant sans cesse.  S’étonnant de tout, comme si c’était la première fois : les cris des enfants dans la ruelle, la couleur du ciel au matin, le trafic vibrant et incessant dans la rue, la douceur de la pluie, les odeurs des arbres qu’il n’avait jamais senties auparavant, bref, un étranger qui visite la terre, l’humanité, là, en ces lieux, à ce moment précis.  Une sensibilité à tout.  Un touriste qui n’en finit plus de prendre des photos, de tourner la tête. 

   Cela l’a étourdi pendant quelques jours.  Il en fut troublé, mais aussi renforcé dans son projet.  J’ai bien fait, pensa-t-il, sans la mort prévue, je n’aurais pas apprécié tout ça.  Je ne l’appréciais pas avant.   Il me reste 354 jours encore, c’est parfait.  Je ne suis qu’au début de mes vacances.   

   On se rendit ainsi, sans trop de surprise jusqu’à Noël.  Tout allait plutôt bien.  Le budget jusqu’à présent était respecté et il gardait le contrôle de ses peurs.   Des pincements au cœur quelque fois, certes, mais qui ajoutaient au piquant de l’aventure.  Les pires jours, comme sur une mer déchaînée, il pouvait passer d’une mélancolie abyssale aux émotions les plus vertigineuses de liberté et d’extase.  Enfin, il profitait pleinement de la vie.  Il avait toutes ses journées à lui pour lire, se promener, rêver, traînasser.  Les voyages ça ne lui disaient rien.  Le faste des grands restaurants, non plus.  Une vie simple, une vie de moine, lui convenait parfaitement. 

   Tant mieux, car il faut éviter le piège de l’inconscience.  « Rester concentré.  Ne pas trop s’attarder aux petits bonheurs passagers.  Jouir pleinement de la vie, oui, mais ne pas succomber.  Comme pour une aventure de voyage, se laisser charmer, mais ne pas s’attacher.   Surtout ne pas oublier le but de tout ça : la vie n’a pas de sens, l’humanité est en perdition, la mort est une aberration.  Il faut être conscient et prendre en main sa destinée.  Avoir vécu c’est tout ce qui compte. »

   Les Fêtes passées,  il reprit le focus.  Un mal de dent et les mauvaises nouvelles à la télé le remirent sur le droit chemin : « Tout est éphémère, on a de béatitude que de ne plus souffrir, ne plus avoir faim, ne plus avoir froid, ne plus avoir peur, ne plus avoir envie.  Les joies ne s’additionnent pas, rien ne s’accumule, ni les bonheurs, ni les peines; un compte de banque qui tomberait à zéro tous les jours.   L’intensité reste toujours la même, on ne gagne rien à durer.    Il me reste 243 jours c’est bien assez.  Peut-être même trop ».

*

                                            à suivre...

dimanche 8 mai 2011

Le 19 septembre 2008



   Depuis toujours il était obsédé par la mort.  Fasciné, plutôt.  La MORT.  Quel évènement majeur dans une vie !  
Il ne croyait ni en Dieu, ni en Diable, ni en une vie après.  Pour lui, c’était retour au néant comme avant la naissance.   Plus d’existence, plus de conscience;  plus de conscience, plus d’existence...révélée,  que le néant.  La mort triomphe toujours de la vie.  Le temps ne compte donc pas, ni avant, ni pendant, ni après. 
Avoir vécu c’est tout ce qui compte. 

   C’est ainsi que Sébaste, philosophe perdu dans les étoiles, comprenait les choses.  Toujours attiré par les mystères de la vie qui le troublaient, l’excitaient ou même le déprimaient, il avait mis le feu à sa conscience et depuis il ne pouvait plus l’éteindre.  Trente-deux ans.  Pas d’enfant, pas de femme (de courtes aventures qui finissaient toujours mal de toute façon) et le vide de plus en plus autour de lui.  Tous les siens partis, embarqués dans leur univers de papa, de carriériste, de monsieur rangé, tous accrochés par des femmes exclusives.   Certains jours il se voyait comme sur un quai de gare quand le train est parti, emmenant la nuée tantôt vibrante et bruyante de voyageurs, seul  avec le balayeur au fond et le commis au guichet qui se remet à son livre dans un soudain silence qui prend toute la place.

    Pas malheureux, pas heureux.  Juste fatigué, épuisé comme vidé de contenu.  Juste la conscience.  Une conscience qui ne lâche jamais, qui s’étend comme un feu de forêt illuminant partout, brûlant tout : la naïveté, l’espoir, la futilité, la joie. 

   De son univers, pas grand chose : petit appartement, petit emploi de commis de bureau qui n’aboutissait à rien, ce n’est pas l’intelligence qui manquait, mais plutôt la personnalité qui faisait défaut; quand on est solitaire, toujours en retrait, et toujours moraliste aux mauvais moments on n’a rien vraiment pour faire avancer une carrière.  D’ailleurs, il s’en foutait.  Il n’aimait que rêver, étudier les choses, se poser les grandes questions, discuter de philosophie, morale.  Mais avec qui ?  Son seul ami véritable, le seul avec qui il pouvait échanger des heures durant, n’était plus là,  parti, au fond des États-Unis, profiter d’une promotion inespérée.  À peine se voyaient-ils deux ou trois fois par année.  Les autres, bof, c’était des collègues de bureau, de gentils voisins de pallier, de vagues connaissances, pas de sottes personnes, mais toujours brèves dans la réflexion.  C’est tout.  La famille ça ne compte pas, frères, sœurs, beaux- frères, parents sans chicanes mais sans atomes crochus,  chacun installé sur sa planète.  Une famille pour les réceptions de fêtes, seulement.

   Alors notre homme est seul.  Pas malheureux, pas heureux.  Le sentiment que la vie peut être longue comme ça.  Longue pour rien, surtout.   
Nous sommes tous des condamnés à mort, pensait-il, comment ne pas tenir compte de ça?  Toute entreprise est sujette à la mort subite.  Tiens, comme cette araignée qu’on vient d’écraser, j’espère pour elle qu’elle n’avait pas de projets pour cet après-midi!   Toute sa vie elle a eu peur de mourir... voilà, c’est fait, et elle ne le sait probablement même pas.  Ce n’est pas tellement la mort qui est terrible, absurde, oui peut- être, mais pas aussi terrible que le fait de l’appréhender toujours.  Être un jouet soumis au destin, un objet dans un jeu macabre de roulette russe  - il y a des balles pour tout le monde, mais on ne sait pas quand le coup va partir, on ne sait pas qui sera le prochain.  Et on reste tous là, dans la pièce, assis sagement, faisant comme si de rien était.  Pire, faisant comme si ça n’arriverait pas.  Jouant le jeu de l’éternité, un jeu de dupe. 

   Un soir de grande lassitude il projeta de mettre fin à ses jours.  Pourquoi pas?  Il se voyait très bien disparaître, comme ça dans son auto, s’abandonnant ainsi au moyen d’un boyau connecté au tuyau d’échappement.  Mort douce, facile, on s’endort, et on meurt.  Pourquoi pas ce soir ?  Puis, il se disait pourquoi pas demain?  L’important, c’est qu’il se sentait capable du geste.  C’est lui-même qui déciderait quand le coup partirait.  Je n’ai rien décidé de ma naissance, mais je peux tout décider de ma mort, se disait-il, voyant là une douce revanche pour un philosophe.  Cette pensée le grandissait.  Voilà, en éliminant cette variable il pourrait pleinement vivre. 

   Fixer la date et la manière de sa mort, ce sera son projet.  Pourquoi traîner quelques années de plus?  Il en manquera toujours.   Rien ne s’accumule.  Manger ne me satisfait pas plus qu’hier, ni moins que demain.  Alors, c’est décidé, il aura un grand avantage sur tous les autres condamnés à mort : la date.  Demain commencerait la dernière année de sa vie.  Dans un an, jour pour jour, je ne serai plus.  À partir de maintenant, je vis.  J’ai le plein contrôle de ma vie.  Ma mort est réglée.

   Il avait conclu ça comme on décide de rentrer chez les moines.  Un changement de vie radical; on fait ses bagages et ses adieux à tout le monde et on part à la recherche de soi dans une nouvelle dimension.  Ce n’est pas triste, c’est juste un grand changement dans le cours de sa vie.  Mais dans ce cas-ci avec la mort au bout...  Ouais,  mais qui dit qu’un moine ne meurt jamais subitement ?  Voilà, c’était décidé.  Une grande sensation l’envahit; si le Destin existe, il en est plus fort. 

*     
                                                                 à suivre...