La mort
La journée est à peine commencée que j’ai déjà
trois morts sur la conscience : une araignée et deux maringouins.
Ne riez pas, ce n’est pas drôle. La mort, ça
rend triste. Ces bestioles que j’ai tuées vont manquer à quelqu’un des leurs :
un enfant, un parent, un ami. Ils vont être là à l’attendre, à l’attendre, à
l’attendre, mais elles ne reviendront jamais. Toutes les autres, les millions
d’autres ne sont pas celles-là. Il y a sûrement un code entre elles qui les
identifient, et un seul chiffre différent sur un million fait toute la
différence.
Sans moi, elles seraient
encore vivantes. J’ai mis fin à leur existence pour toujours. Je trouve que
c’est assez important et qu’il n’y a pas de quoi être fier.
La mort c’est fatal, on le sait maintenant. Monsieur
Morin est mort cet hiver. On a parlé d’une crise de cœur. C’est énervant ça. Le
cœur bat – on ne comprend pas comment d’ailleurs, il est où le moteur? – et on
vit, on rit, on s’amuse, on pleure, on se prend au sérieux, on se croit
important, puis il pique une crise, il s’arrête, c’est fini. On n’est pas
consulté, c’est lui qui décide.
Monsieur Morin, on l’aimait. Tout le monde
l’aimait. Toujours gentil, toujours souriant, toujours impressionnant avec sa
voix forte et douce. On le savait complice par ses clins d’œil, on pouvait se
cacher dans sa cour et plutôt que de nous vendre il brouillait les pistes à nos
poursuivants. Parfois même il se mêlait à nos jeux. Il nous aimait. On sent ces choses-là.
Il avait tout du père Noël : la barbe, le
rire, le ventre, la bonne humeur, la générosité. À bien y penser, je ne serais pas surpris
que ce soit lui. Faudra surveiller ça, Noël prochain.
Euh… non, on ne pourra pas, il est mort.
C’était peut-être seulement son frère au père
Noël...
Qu’est-ce que je dis là? Ça n’existe pas le
père Noël. Voyons donc, je ne suis pas
un bébé. Monsieur Morin est mort, c’est ça que je veux dire. Mort pour toujours.
Tout le monde était triste. Sans lui la rue est vide, défigurée, un parc sans
arbres.
Malheur! Pourquoi fallait-il que son cœur
pique une crise, aussi? Tout allait bien. Le matin, on lui avait envoyé la main
alors qu’il pelletait son entrée.
— Encore toute une bordée, hein? lui a lancé
mon père.
— Oui, pis
elle est pésante! Ça lâche pas cet hiver. On sait pu où la mettre.
— Vous
devriez pas vous éreinter après ça. Si je devais pas aller travailler à matin,
je vous donnerais un coup de main. Charles pourrait peut-être vous aider (de quoi je me mêle, je suis bien trop petit!).
— Non,
non, laisse-le s’amuser, il est trop petit (bon,
qu’est-ce que je disais) ça me fait un peu d’exercice. C’est juste bon pour moé ça, lui a-t-il dit
en pointant son ventre, avant de se mettre à rire comme le père Noël. Ho! Ho!
Ho!
(Faudra quand
même surveiller ça, Noël prochain... pour en avoir le cœur net.)
Le matin, il nous jasait dans son entrée. Le midi, une
ambulance est arrivée devant chez lui. Le soir, un grand malheur immobilisait
la vie. Même la neige, qui se sentait probablement un peu responsable, avait
cessé de tomber.
Les gens au lieu de mourir
devraient s’en aller, nous dire qu’ils partent en voyage, nous envoyer la main À bientôt! Puis on s’habituerait à leur
absence. On les penserait heureux. Sûrement très heureux pour qu’ils ne
reviennent jamais.
Ce serait pareil, mais ce serait mieux.
***