dimanche 18 avril 2010

À L'OUVRAGE suite



Le lundi suivant je commençais à 7.30h. Baribeau m’avait emmené à l’expédition et m’avait présenté à un certain Rosario, un italien qui partait tous les matins faire des livraisons. Il y avait trois ou quatre chariots chargés de rouleaux de tissu emballés dans du papier brun. Chaque rouleau devait bien mesurer six pieds, avoir un diamètre de douze à quinze pouces et peser cinquante livres. Ma job, pardon monsieur Baribeau, mon job, c’est de convaincre ces rouleaux-là qu’ils peuvent tous entrer dans le camion de Rosario, quitte à les forcer manu militari. Je m’exécutai. Mon pouvoir de persuasion sembla satisfaire tout le monde.

Après une heure j’avais terminé cette opération délicate et je m’épongeais le front. C’est alors que tout mon entourage m’apparut. Pfffff! C’est impressionnant. Que de désordre ! Que de crasse ! Que de vilaines têtes ! Que de fumée ! Que de bruit! La guerre, mon Dieu, la guerre ! Et qu’il est laid ce petit gros-là qui passe devant moi à toutes les cinq minutes avec un rouleau sur l’épaule. Quel genre d’insecte, est-ce donc ? Quand le grand noir là-bas a terminé d’emballer un rouleau, mon petit gros y colle une étiquette, le charge sur son épaule et part le déposer dans un des chariots à l’autre bout. Puis il retourne à la table d’emballage et répète l’opération. Il repart déposer un autre rouleau au fond, et puis il revient, et puis il repart, et puis les heures passent, et puis les jours, les mois, les années, la vie peut-être… Une fourmi géante. Ça m’intéresse.

- T’es nouveau ? me demanda-t-il.
- Oui, et amélioré, répondis-je.
- Tu vas voir, icitte on est pas pire…

Il me parlait comme un prisonnier dans un camp de concentration cherchant à rassurer le nouveau venu.

- En arrière, c’est pire. C’est dangereux, fa chaud, pi en plus t’as toujours un boss dans l’cul. As-tu vu Montpetit ?
- Ton petit quoi ? Qu’est-ce que tu veux me montrer-là ?
- C’est le shipper. C’est ton boss. Y rentre pas avant neuf heures d’habitude; y devrait être à veille, là.

Puis, il retourna à la table d’emballage où déjà deux rouleaux s’impatientaient.


À côté de la cabine de l’expéditeur il y avait trois espèces de métiers à tisser derrière chacun desquels un homme jouait du ciseau sous un néon. Aucun ne parlait. D’ailleurs auraient-ils pu ? Ils me semblaient tous de nationalités bien différentes. Et puis, ils étaient tous affairés à reprendre un fil, couper celui-ci, nouer celui-là, repartir le métier, l’arrêter au bout de quelques minutes, changer quelques bobines, repartir la machine, l’arrêter encore, changer les rouleaux. Un peu partout il y avait des rouleaux de tissu ça et là, placés un peu n’importe où, à la va-comme-je-t-accote. Mais ce qui remplissait le plus l’endroit c’était davantage le bruit des brûleurs et des moulins à coudre géants assourdissant l’espace écrasée sous une épaisse boucane bleue et malodorante.

Je pensai un instant que je devais être en enfer. Ça s’peut, je n’avais pas tellement suivi le droit chemin à l’école. Tous mes copains, eux, ayant étudié religieusement, devaient être aujourd’hui à l’air climatisé dans des bureaux, bien assis sous leur diplôme, entourés d’angéliques secrétaires, l’âme en paix in saecula saecularum… Moi ? Eh bien moi, j’expiais.

Et expier ça donne soif. Je me levai donc pour me rendre à l’abreuvoir. Quand je revins vers mon banc on venait d’allumer dans la cabine de l’expéditeur. C’était Montpetit qui venait d’arriver et suspendait Sontpetit veston de cuir. Il devait avoir vingt-sept ans environ. Il portait une fine moustache noire, les cheveux courts, lisses, et avait une face bien carrée. Les épaules aussi étaient carrées. Il n’était pas gros, ni grand, mais carré. Tout était en angle droit chez-lui : le menton, le front, le crâne, le tronc. C’était un cube finalement. Il m’indiqua un peu mes tâches, me montrant les connaissements d’expédition que je devais remplir quand les transports arriveraient. Comme pour l’instant il n’y avait pas d’ouvrage il me libéra jusqu’à nouvel ordre. Je retournai donc à mon banc, et mon petit gros de tantôt me fit la jasette entre deux trajets. On s’échangea nos noms et un peu de notre bio. Il s’appelait Jacques, avait mon âge, vingt et un an, avait laissé l’école en neuvième année, demeurait avec sa mère et sa sœur dans un appartement, rue Mont-Royal.

Pendant la conversation j’avais remarqué un grand maigre à la pomme d’Adam saillante qui, debout à la porte de l’office de Montpetit, riait d’une voix rauque comme un fou de village. Jacques lui lâcha un cri : « Hey, Ouellette! pi, que cé qu’à la va d’l’air ta blonde en fin de semaine? »


Et le grand maigre, toujours avec un rire saccadé d’idiot s’approcha vers nous. Il avait la peau brune, comme sale, et portait ostensiblement un partiel qui lui mordait la lèvre inférieure.

- Heuueuuheueuheuu ! A n’ava une maudite paire, Jacques. Aïe, comme ça ! Heuueh ! Heueuh !
- Maudit, qu’t’es menteur Ouellette, lui dit Jacques en riant quand même.
- J’te l’jure, lui fit l’autre.
- Ouais, ouais ! répliqua Jacques sceptique mais ne voulant pas trop détruire l’illusion du playboy.

Jacques nous présenta l’un à l’autre; j’appris que Ouellette se prénommait Pierre, qu’il travaillait ici jusqu’à ce matin mais que désormais il serait affecté au département du second, c’est-à-dire au rechapage des rouleaux défectueux. Tout en bégayant légèrement il recommençait pour Jacques, et peut-être pour moi aussi, toute son histoire de la fin de semaine : la drague de la blonde aux gros tétons dans un bar vendredi soir, la nuit entière à la baiser comme une bête en rut, la tournée des discothèques le lendemain avec elle à son bras, et le dimanche, un mal de chien à s’en débarrasser. Mais Jacques toujours incrédule, continuait de rire en se levant pour aller travailler. Pierre Ouellette retourna amuser Montpetit qui, l’écoutant d’une oreille, remplissait des papiers et pitonnait sur sa calculatrice.


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à suivre