dimanche 1 décembre 2013


 
Fièvre
 

   Comment un fou peut-il savoir qu’il est fou? Il est dans son monde où l’incohérence ne se détecte pas. Si tout le monde virait fou en même temps, comment le saurions-nous? Qu’est-ce qui nous fait croire que nous ne le sommes pas? J’ai mal à la tête. Je suis dans un rêve qui n’est pas dans mon sommeil. Les proportions des choses se dépassent, se surpassent, touchent à l’infini, je me vois dans un microscope. D’ailleurs, ce n’est plus moi, c’est une masse, la Masse, qui n’en finit plus de gonfler, gonfler, gonfler. Je brûle et mon corps tremble de froid.


   Tout est flou. J’entends des voix. Pourquoi on parle? À quoi ça sert de parler.  Tant de mots qui n’expliquent rien. Un chien n’a jamais dit à son maître qu’il l’aimait. La parole est superflue, le fluide entre les corps suffit. J’ai soif. Très, très, très soif. L’eau ne m’étanche pas, même boire le fleuve ne suffirait pas.

Je m’assèche.

   Je pars, je reviens, j’entends des voix. « Tousse un peu Charles. »  Une pierre froide me parcourt le dos. On me retient en avant. « Plus fort, trois coups. » Je retombe endormi. 

     — Combien, docteur?
     — 104. Faut faire descendre la température.

    La montagne en pulsation me mange, m’engloutit. Un gonflement régulier monte en moi, l’espace va finir par manquer.  

J’ai froid.

   Comme tout devient minuscule! La terre est trop petite, je dois me rapprocher pour la voir. Mais je perds le « je », fondu dans un magma, l’infini, l’immatériel. Un mince souvenir, une reconnaissance d’un état par des mots : « Charles », « Maman », « lit », « chambre »… me relie à un monde parallèle.

J’ai chaud.

   Un petit déséquilibre de rien du tout, une goutte de trop ou de moins dans la chimie de mon cerveau et le monde entier vient de changer; je ne suis plus le même. C’est épeurant. Comme ces histoires d’amnésie subite : un coup à la tête, et soudain on n’a plus de passé. Tout est à refaire, les gens qu’on aime deviennent des étrangers, nous indiffèrent. C’est angoissant. Tout cet univers serait donc si fragile? Un simple dérèglement hormonal et nous ne sommes plus tout à fait la même personne. 

J’ai peur.

   Je ne sais plus si je rêve. Je me sens rêvé, donc je ne rêve pas. Ou alors je rêve que je ne rêve plus. Comment en sort-on? C’est comme un miroir qui se reflète dans un autre, je me perds, je ne trouve plus la sortie.

J’ai mal.

   J’ai perdu toute notion du temps. Est-ce le jour, la nuit, l’été, l’hiver? Je suis parti depuis si longtemps. Et où suis-je? Je ne sais pas. Je bouge sans arrêt. Je tremble trop. Où suis-je? Au fond de la mer? Quelque part dans les étoiles? Je sais seulement que j’y suis seul. Terriblement seul. Et encore, je ne suis même plus.

J’ai fondu.

   

   Quelques images me reviennent : Minet, mon petit frère Paulo qui court dans le corridor, le bruit dans la cuisine, ça sent les toasts brûlées.

Je remonte à la surface; j’ai moins chaud. J’ai mal dans le cou, mais au moins je sais que c’est dans le cou que j’ai mal, mon corps a retrouvé ses membres. J’ai des ouates dans les oreilles et je remarque qu’il y a quelques taches de sang sur mon oreiller. 

J’ai faim.

                        Bon signe.   
 
***