dimanche 2 juin 2013

Tirée de CHRONIQUES D'UN INNOCENT
 
Les mystères de l’Amour

 
   L’amour, ça c’est compliqué à comprendre, en chien! C’est du grand mystère. Par exemple, notre existence sur terre dépend du grand amour qu’ont eu l’un pour l’autre nos parents. La maîtresse nous l’a dit ce matin : « Vos parents se sont tellement aimés que vous êtes nés ».

   Wow! C’est donc comme ça que vient la vie. Il suffit d’aimer fort fort quelqu’un pour qu’apparaisse un bébé!
J’essayais de comprendre, d’imaginer la chose : deux personnes (faut bien être deux, hein, mademoiselle?) se regardent intensément, forcent leurs pensées, les yeux plissés, soufflant, haletant sous l’effort de la concentration, se persuadent que chacun aime l’autre beaucoup, beaucoup, beaucoup… puis, vlan! arrive un petit bébé. En tout cas, c’est comme ça que je l’ai compris. 

   Mais je suis un peu perplexe. Ça me semble un peu trop simple. C’en est presque épeurant. Par exemple, j’aime Minet, mon chat, beaucoup. Beaucoup, beaucoup. Et il m’aime aussi, assurément. Est-ce que par la seule pensée, par une concentration de nos regards croisés l’un l’autre, on va finir par avoir un chaton?  Je ne pense pas, car ça fait déjà longtemps qu’on aurait eu des chats. Non, je crois que la maîtresse ne nous a pas tout dit. Il y a autre chose. 

   Je n’ose pas lui demander, surtout pas devant le monde, j’aurais peur de la gêner (je sais que je ne la laisse pas indifférente). De toute façon, l’idée n’est pas de savoir comment on fait des bébés – j’ai ma petite idée là-dessus, je vous expliquerai un jour –, l’idée est de savoir qu’est-ce que l’amour vient faire là-dedans. Pourquoi l’amour? Est-ce que les animaux s’aiment pour avoir des bébés? D’ailleurs qu’est-ce que l’amour? Et surtout qu’est-ce qu’il y a de si grand et si beau là-dedans?

   Ma cousine, Huguette, pleurait l’autre jour quand on est allé chez ma tante. Elle avait une peine d’amour qu’on nous a expliqué. Sur le coup, je n’ai pas trop compris :

   — Quoi? Elle a de la peine de ne plus aimer? ai-je demandé à Mireille, en sortant jouer dehors.

   — Non, innocent, c’est l’autre qui ne l’aime plus, m’a expliqué ma sœur. Elle, elle l’aime encore, c’est pour ça qu’elle pleure.

   — Ah bon. Mais, si elle ne l’aimait pas, elle ne pleurerait pas, hein?

   — Ben non, c’est évident.

   Bien non, ce n’est pas évident. L’amour c’est censé être un beau sentiment. Pourtant, si elle l’aime, elle est malheureuse, et si elle ne l’aime pas, elle ne souffre pas. J’en conclus donc que l’amour n’est pas fait pour rendre heureux. Ça peut même rendre dangereux. L’autre jour, à la radio, ils ont parlé d’un crime passionnel en racontant l’histoire d’un homme qui a tué sa femme. Maman m’a expliqué ce que voulait dire crime passionnel : ça veut dire parce qu’il l’aimait…

   Voyez, c’est un mystère! Je vous avais prévenu. Faut donc autant se méfier de quelqu’un qui vous aime (trop) que de quelqu’un qui vous déteste (assez)…   On est rarement en sécurité dans ce monde d’adulte.

   L’amour, ça ne devrait pourtant pas être aussi compliqué : j’aime le gâteau au chocolat, c’est simple; j’aime mes parents, pas de problème; j’aime jouer dehors, pas compliqué; j’aime François… euh, pas vraiment lui. Non, précisons, je recommence : dans le fond ce que j’aime c’est jouer avec François, c’est de manger du gâteau au chocolat, le gâteau en lui-même n’est pas important, j’aime la présence de mes parents, les soins qu’ils me donnent, mais si ce n’étaient pas mes parents, c’est d’autres que j’aimerais…

Dans le fond j’aime ce qui me fait plaisir. C’est moi que j’aime… à être bien. Peut-être qu’au fond l’amour c’est juste ça : s’aimer soi-même davantage.

(Ah moi, depuis que j’ai l’âge de raison, une vraie bombe!)

   Mais si c’est ça l’amour, c’est donc un sentiment purement égoïste. C’est comme si je disais : j’aime le gâteau au chocolat, mais si je ne peux pas le manger, alors je pleure, comme Huguette, ou bien je le détruis pour ne pas que les autres le mangent, comme le tueur passionnel… Ce n’est pas grand. 

   Mais c’est sûrement plus compliqué que ça. L’amour est un mystère, je l’ai dit tantôt. Tiens, par exemple, comment expliquer que ma cousine aime ce gars-là qui ne l’aime pas et pas un autre qui l’aimerait? Hum?

Pourquoi?

   Pourquoi moi j’aime le gâteau au chocolat et pas… et pas… Non, ça c’est un mauvais exemple, tout le monde aime le gâteau au chocolat, je me reprends.  Pourquoi moi j’aime la soupe aux pois et pas Mireille, elle qui aime tout? Voilà, ça c’est un bon exemple. Hein, pourquoi?  Qu’est-ce qui fait qu’on aime ou pas quelque chose? Est-ce qu’on décide ça? Sinon, qui décide à notre place? Huguette aurait juste à décider de ne plus aimer son chum, et ce serait réglé. Pourquoi n’est-ce pas aussi simple que ça?

   Pourquoi? Parce que l’amour est un mystère, je le répète. On ne peut rien contre les mystères, même quand on a l’âge de raison, ce n’est pas assez pour les comprendre.    
                  

                                                                    Voilà, pourquoi.


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