Les mystères de l’Amour
L’amour, ça c’est compliqué à
comprendre, en chien! C’est du grand mystère. Par exemple, notre existence sur
terre dépend du grand amour qu’ont eu l’un pour l’autre nos parents. La
maîtresse nous l’a dit ce matin : « Vos parents se sont tellement
aimés que vous êtes nés ».
Wow! C’est donc comme ça que vient la vie. Il
suffit d’aimer fort fort quelqu’un pour qu’apparaisse un bébé!
J’essayais de
comprendre, d’imaginer la chose : deux personnes (faut bien être deux, hein, mademoiselle?) se regardent
intensément, forcent leurs pensées, les yeux plissés, soufflant, haletant sous
l’effort de la concentration, se persuadent que chacun aime l’autre beaucoup,
beaucoup, beaucoup… puis, vlan! arrive un petit bébé. En tout cas, c’est comme
ça que je l’ai compris.
Mais je suis un peu perplexe. Ça me semble
un peu trop simple. C’en est presque épeurant. Par exemple, j’aime Minet, mon
chat, beaucoup. Beaucoup, beaucoup. Et il m’aime aussi, assurément. Est-ce que
par la seule pensée, par une concentration de nos regards croisés l’un l’autre,
on va finir par avoir un chaton? Je ne pense pas, car ça fait déjà longtemps
qu’on aurait eu des chats. Non, je crois que la maîtresse ne nous a pas tout
dit. Il y a autre chose.
Je n’ose pas lui demander, surtout pas
devant le monde, j’aurais peur de la gêner (je sais que je ne la laisse pas
indifférente). De toute façon, l’idée n’est pas de savoir comment on fait des
bébés – j’ai ma petite idée là-dessus, je vous expliquerai un jour –, l’idée
est de savoir qu’est-ce que l’amour vient faire là-dedans. Pourquoi l’amour? Est-ce
que les animaux s’aiment pour avoir des bébés? D’ailleurs qu’est-ce que l’amour?
Et surtout qu’est-ce qu’il y a de si grand et si beau là-dedans?
Ma cousine, Huguette, pleurait l’autre jour
quand on est allé chez ma tante. Elle avait une peine d’amour qu’on nous a
expliqué. Sur le coup, je n’ai pas trop compris :
— Quoi? Elle a de la peine de ne plus aimer?
ai-je demandé à Mireille, en sortant jouer dehors.
— Non, innocent, c’est l’autre qui ne l’aime
plus, m’a expliqué ma sœur. Elle, elle l’aime encore, c’est pour ça qu’elle
pleure.
— Ah bon. Mais, si elle ne l’aimait pas,
elle ne pleurerait pas, hein?
— Ben non, c’est évident.
Bien non, ce n’est pas évident. L’amour
c’est censé être un beau sentiment. Pourtant, si elle l’aime, elle est
malheureuse, et si elle ne l’aime pas, elle ne souffre pas. J’en conclus donc
que l’amour n’est pas fait pour rendre heureux. Ça peut même rendre dangereux. L’autre
jour, à la radio, ils ont parlé d’un crime passionnel en racontant l’histoire
d’un homme qui a tué sa femme. Maman m’a expliqué ce que voulait dire crime
passionnel : ça veut dire parce qu’il l’aimait…
Voyez, c’est un mystère! Je vous avais
prévenu. Faut donc autant se méfier de quelqu’un qui vous aime (trop) que de
quelqu’un qui vous déteste (assez)… On
est rarement en sécurité dans ce monde d’adulte.
L’amour, ça ne devrait pourtant pas être
aussi compliqué : j’aime le gâteau au chocolat, c’est simple; j’aime mes
parents, pas de problème; j’aime jouer dehors, pas compliqué; j’aime François…
euh, pas vraiment lui. Non, précisons, je recommence : dans le fond ce que
j’aime c’est jouer avec François, c’est de manger du gâteau au chocolat, le
gâteau en lui-même n’est pas important, j’aime la présence de mes parents, les
soins qu’ils me donnent, mais si ce n’étaient pas mes parents, c’est d’autres
que j’aimerais…
Dans le fond
j’aime ce qui me fait plaisir. C’est moi que j’aime… à être bien. Peut-être
qu’au fond l’amour c’est juste ça : s’aimer soi-même davantage.
(Ah moi, depuis
que j’ai l’âge de raison, une vraie bombe!)
Mais si c’est ça l’amour, c’est donc un
sentiment purement égoïste. C’est comme si je disais : j’aime le gâteau au
chocolat, mais si je ne peux pas le manger, alors je pleure, comme Huguette, ou
bien je le détruis pour ne pas que les autres le mangent, comme le tueur
passionnel… Ce n’est pas grand.
Mais c’est sûrement plus compliqué que ça. L’amour
est un mystère, je l’ai dit tantôt. Tiens, par exemple, comment expliquer que
ma cousine aime ce gars-là qui ne l’aime pas et pas un autre qui l’aimerait? Hum?
Pourquoi?
Pourquoi moi j’aime le gâteau au chocolat et
pas… et pas… Non, ça c’est un mauvais exemple, tout le monde aime le gâteau au
chocolat, je me reprends. Pourquoi moi
j’aime la soupe aux pois et pas Mireille, elle qui aime tout? Voilà, ça c’est
un bon exemple. Hein, pourquoi? Qu’est-ce
qui fait qu’on aime ou pas quelque chose? Est-ce qu’on décide ça? Sinon, qui
décide à notre place? Huguette aurait juste à décider de ne plus aimer son
chum, et ce serait réglé. Pourquoi n’est-ce pas aussi simple que ça?
Pourquoi? Parce que l’amour est un mystère,
je le répète. On ne peut rien contre les mystères, même quand on a l’âge de
raison, ce n’est pas assez pour les comprendre.
Voilà, pourquoi.
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