dimanche 26 mai 2013

Tirée de Chroniques d'un INNOCENT

Pique-nique à Montréal

 

   Il nous a fallu traverser un pont large comme un boulevard, quelque chose qui ressemblait à un immense squelette d’acier, celui d’un dragon sans doute mort en enjambant le fleuve. Pour ajouter au spectaculaire, on suivait un corridor balisé par des panneaux lumineux indiquant des flèches vertes aux côtés d’autres de X rouges, accrochés à chaque section de la structure. Impressionnant. Rien de tel à Drummondville. Ici, nous sommes dans le futur. 

   Puis à la sortie, on est entrés : Montréal, enfin! Nous y sommes. Déjà, rien n’est plus pareil. Des rues immenses où circule à l’étroit un trafic serré entre ces édifices soudés les uns aux autres; mon père est concentré, ma mère nerveuse, nous excités et silencieux. Aucun espace, aucun champ vide, quelques arbres tout juste décoratifs, et du béton, et du béton, et du béton en longueur, en largeur, en hauteur. Rien à voir avec le bas de la ville de Drummondville, j’insiste. De l’empilage, de la bousculade, de l’agitation : c’est la grande ville. 

   Quelle est donc cette idée de s’agglutiner?   De tant chercher à se coller les uns aux autres? Et par-dessus, et par-dessous. Je ne comprends pas, je vois tous ces gens déambuler, se croiser, marcher côtes à côtes, n’ayant de distance que dans le regard, et je devine qu’ils sont nécessairement d’une autre espèce. Des mutants, peut-être.

   Nous avons roulé, que dis-je, dérivé quelques rues, emportés comme un bâton par le courant, pour nous échouer au bord d’un parc. Le Parc Lafontaine. Rue Papineau, plus précisément, l’endroit tout désigné pour un pique-nique entre deux bancs! On est venus pour magasiner, mais comme il est midi, il faut manger. Rien n’arrête mon père quand il s’agit de dîner. Où il se trouve, suffit d’un endroit vert avec au moins un arbre et il fournit le reste : la table pliante, les chaises, la glacière, et parfois un petit poêle à naphta. Comme ici même, en plein centre-ville. Ne vous étonnez pas. Ç’aurait pu être un cimetière, ç’a déjà failli être un terrain de golf, durant une ronde! nous a-t-on raconté. Enfin, n’importe où, du moment qu’il est midi. Même dans un restaurant! Un jour, nous y en sommes entrés toute la famille, occupant la plus grande table, la glacière au centre, mon père a commandé deux casseaux de frites. « Juste deux, a-t-il dit, ce sera assez, on n’a pas ben faim... »  C’est quand il a dit de laisser faire pour la liqueur, on en avait dans l’auto, qu’il m’enverrait la chercher, c’est là, je crois, que le patron s’est énervé… et que ma mère en a eu assez. Elle nous a fait signe et on est tous sortis assez vite du restaurant. Finalement, c’est dans l’auto que le pique-nique a eu lieu. Dans un pesant silence.

   Pendant qu’on préparait à manger, je me suis aventuré sur le trottoir, m’approchant du trafic comme d’une rivière où passait un flot continu de voitures allant se déverser en bas de la côte, rue Sherbrooke. J’étais fasciné par des rails en plein milieu de l’avenue. Ce peut-il? Dans une grande ville, il y a tellement peu d’espace que les trains doivent circuler dans la rue, ai-je pensé. J’attendais le prochain. D’ici, je le verrais de près. On m’a expliqué, par la suite, que ce n’est pas un train, mais un tramway qui passait là. Et que j’attendais pour rien, le dernier étant passé il y a tout juste un an. 


   Les oiseaux se doutent bien qu’il existe des poissons, mais ils ne s’attendent jamais de les trouver dans un arbre. Je remarquais les passants qui nous regardaient. Un choc culturel. Chacun étonné de rencontrer l’autre. Parmi toute cette faune médusée, et pourtant habituée à l’insolite, j’ai vu du genre humain qu’on n’a pas coutume de voir chez nous : un cul-de-jatte sur une planche à roulettes, une vieille femme qui parlait toute seule à voix haute, des jeunes bizarrement habillés, une nouvelle mode sans doute qui nous arrivera bientôt (nous sommes dans le futur, je le répète), un quêteux, des petites Chinoises et même un nègre! Comme dans les vues. Un vrai nègre, tout noir. Un cuir complet partout sur le corps. Jamais rien vu de tel à Drummondville, je vous l’assure. 

    « Charles, ne reste pas là, c’est prêt, viens manger », m’a crié ma mère. Je suis parti rejoindre les miens, dérangeant au passage quelques pigeons résolument citadins qui me toisaient avec cet œil rond semblant dire : « Vous êtes qui, vous autres? »

 
    On a quand même mangé au milieu de tout ce tumulte d’autobus qui arrêtent et repartent, de cris de sirènes, ces cigales de cité, stridulant à tout moment, au centre d’un flux continu d’autos et d’autochtones. Comme au cinéma, Mireille, Paulo et moi, avalions nos bouchées, bouche bée, les yeux rivés sur ces étranges créatures de la ville, suivant sans discrétion chacun de leurs mouvements.

    Il ne faut pas dévisager les gens comme ça, nous a dit maman. On n’est pas chez nous. 

 **
 
 

dimanche 12 mai 2013


 CHRONIQUE D'UN INNOCENT

 

Dossier criminel

 
   Le titre est peut-être un peu exagéré, mais quand même, si je fais le compte, à date j’ai :
                        - éborgné une petite fille
                        - cassé le cou de mon petit frère
                        - coupé le bras de ma sœur
                        - foulé le pied à ma grand-mère.

   Bon, vous allez me dire que ce n’était pas toujours intentionnel, mais admettez que je suis quand même quelqu’un de dangereux.  Et je n’ai que sept ans, n’oublions pas.

   Bien sûr, il faut tenir compte de circonstances atténuantes.  La petite copine de ma sœur, par exemple,  est un peu responsable, c’est elle qui est allée se placer dans l’angle de tir.  Dans mon plan,  il ne fallait pas qu’elle bouge, c’était un exercice de haute précision. 

   Quant à mon frère, c’est aussi un peu de sa faute : il n’a pas su se tenir.  Il avait quatorze mois, je me berçais dans la cuisine quand Mireille, qui en prenait soin, me l’a laissé une minute.  J’ai voulu le bercer avec moi, je le tenais bien, mais j’ai cherché à le tester un peu.  J’ai commencé par retirer une main, il semblait se tenir bien droit par lui-même. J’étais fier de lui, je voulais le faire passer pour un champion.  J’ai retiré l’autre main, il se tenait tout seul, assis sur mes genoux.  Wow!  Un peu comme quand on laisse le guidon d’un vélo la première fois et qu’on s’impressionne : Sans les mains!  C’est ce que j’ai crié à ma sœur : « Regarde Mireille ! Sans les mains… Il se tient tout seul, sans que je le tienne! » Elle n’a pas eu le temps de terminer sa phrase : « Fais attention, tiens-le, il est trop jeune, il peut tomb… » que Paulo s’est soudainement garroché par terre. 

Enfin, c’est ma version des faits. 

   Il a déboulé et roulé jusqu’à ce que sa tête aille heurter la patte de la table. Une grosse patte d’une grosse table en bois.   Évidemment, il s’est mis à pleurer.  Maman est arrivée en courant.  Quand elle a vu qu’il avait la tête un peu croche, elle a téléphoné à mon père et ils sont partis à l’hôpital.  Non, je me trompe, pas à l’hôpital, ils sont plutôt allés voir un ramancheur.  C’est ce qu’on a su par la suite.  Le sorcier lui a pris la tête entre les mains et ça a faite couic! Puis c’est revenu comme c’était.

Voilà, c’est tout, on s’était énervés pour rien. 

   En ce qui concerne le bras de ma sœur, ça, c’était un peu plus écœurant; il y avait du sang partout. Ce n’était pas beau à voir.  Pourtant quelques minutes auparavant, tout allait bien. On avait du plaisir, on jouait à la « tag ».  Évidemment, si elle ne courait pas plus vite que moi aussi, rien de tout cela ne serait arrivé. Il a fallu qu’elle me rattrape, qu’elle me dépasse au mauvais moment, à un pied du but.  Moi, je fonçais comme une fusée.  On ne peut pas arrêter une fusée comme ça.  Quand elle est arrivée la première (de justesse, je précise) au but, qui était la poignée de la petite porte de côté du garage, elle a passé le bras à travers la vitre du premier carreau, sous mon impact.  La vitre a éclaté, et pendant que je me désolais du dégât par terre, je voyais des gouttes de sang apparaître, une après l’autre comme au début d’une pluie.  Une pluie forte. 

   Ma mère est arrivée, a appelé mon père, puis ils sont partis chez le ramancheur.  Non, je me trompe, ils sont partis à l’hôpital.  Douze points de suture.  Qui ont laissé comme séquelle une cicatrice en V qui me nargue depuis.  Je ne suis pas si innocent, je vois bien la marque exprès pour VICTOIRE…  Mais de justesse, j’insiste.

   Ce qui nous amène à l’entorse du pied de ma grand-mère.  Évidemment, si elle courait plus vite que moi aussi, rien de tout cela ne serait arrivé.  Tout ça à cause d’une boîte de céréales.  Mais pas n’importe laquelle : des ALPHA-BITS.  C’était tellement rare chez nous ce genre de ²gâterie² que j’en ai un peu viré fou.

   Elle me gardait pendant que mes parents étaient sortis. On avait fini de souper depuis quelque temps, j’étais même en pyjama.  J’ai juste voulu me servir un bol de céréales. Je le jure sur votre honneur!  Je ne sais pas ce qui lui a pris, mais quand elle m’a vu fouiller dans l’armoire elle m’a crié : « Cesse de pigrasser, t’as assez mangé, vas te coucher! »  Trop tard, j’avais la main dans le sac (de la boîte), je ne pouvais plus reculer.  Fallait que j’en mange…  Je ne pouvais pas résister.  J’en ai pris une poignée que j’ai dévorée dans ma main comme un chien affamé.  Je n’écoutais pas, elle avait beau me répéter de ranger la boîte, j’en reprenais encore, grignotant avidement, l’œil inquiet fixé sur elle.  Elle s’est levée de sa chaise berçante pour venir m’arrêter, mais, comme un suisse,  j’ai déguerpi avec la boîte. Elle essayait de m’attraper, mais je courais plus vite qu’elle.  On tournait comme ça autour de la table, depuis un moment, quand elle a glissé sur quelques ALPHA-BITS échappés par terre (évidemment, ce n’est pas facile de manger proprement en courant).  Elle aussi est tombée et s’est heurtée à la patte de la table.  La grosse patte de la table en bois. 

   Quand mes parents sont arrivés, ils l’ont trouvée un peu geignarde avec le pied enflé comme un ballon de basket. Ils sont partis à l’hôpital, j’imagine, moi j’étais couché, et elle n’est revenue que le lendemain, le pied dans le plâtre. 

   Quand elle est tombée, je n’ai pas ri.  Enfin, pas à ce que je me souvienne. J’ai probablement même eu mal pour elle.  C’est un peu comme voir un cheval trébucher, une patte brisée, essayant de se relever, sans y parvenir. Ça fait pitié de voir cet animal si noble dans une telle posture qui ne lui convient pas. C’est ce que je ressentais.  J’ai voulu l’aider à se relever, mais elle voulait me battre.  Alors, je l’ai laissée là, ramassant les céréales par terre, et en lui disant : « Regarde grand-maman, je remets la boîte dans l’armoire.  C’est-tu correct, là? »  Puis, docilement, je suis parti me coucher, non sans lui dire: « Bonne nuit! ».

   Voyez bien que j’ai du cœur!  Malgré que mon dossier s’épaississe, je ne suis pas ce qu’on peut appeler un criminel endurci.  D’ailleurs, à la lumière des explications, vous pouvez vous rendre compte par vous-mêmes que dans tout ça, je suis innocent.

                                                           Tellement innocent.
 
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dimanche 5 mai 2013

T irée de  CHRONIQUES D'UN INNCOCENT
 

L’âge de raison

 
   Depuis hier, ma vie a changé.  J’ai eu sept ans, l’âge de raison.  Fini pour moi l’innocence; je suis apte désormais à distinguer le bien du mal.  L’âge de raison, ce n’est pas, comme certains auraient pu le croire, la faculté de discerner le vrai du faux…  Hé, non!  Moi, aussi j’ai pensé ça.  J’avais hâte de me réveiller, espérant que je saurais une fois pour toutes si le père Noël existe ou pas.  Ce n’est pas ça que m’a expliqué maman.  Ce n’est pas, non plus, comme d’autres pourraient le penser qu’on devient tout à coup infaillible : ne m’obstine pas ! J’ai raison.  Malgré qu’on en ait l’âge, on n’a pas raison pour autant.  Enfin, pas toujours.


   Bon, à quoi ça sert, alors, allez-vous me dire?  À pas grand-chose, finalement.  À se faire davantage reprocher d’avoir mal agi : T’as sept ans, t’es plus un bébé! Tu devrais pourtant savoir…  Et à se sentir un peu plus coupable de ne pas savoir.  C’est à peu près tout.  Je n’ai pas, depuis hier, senti vraiment autre chose.


   Mais soyons positifs, je peux distinguer le bien du mal, c’est au moins ça.  Avant hier, je n’aurais peut-être pas su que mentir était mal, par exemple.  Dire la vérité c’est bien, mentir c’est mal. Aujourd’hui, je peux aller voir quelqu’un et lui dire ses quatre vérités, sans me  sentir mal.  D’ailleurs,  j’ai bien le goût de commencer tout de suite par François.


   Mais avant, faudrait que je teste un peu mon nouveau talent.  Ça me prend quelque chose… euh, voyons voir… Tiens!  Si on me demandait, par exemple :

    Est-ce que c’est bien de battre son petit frère?

    Euh…    
                        (Pouvez-vous répéter la question?)

   Je suis peut-être parti trop raide, commençons par quelque chose de plus facile.  Faut pas que je force trop ma nouvelle faculté, elle est toute neuve.  Disons…

    Est-ce que c’est bien de se faire chicaner par ses parents?

    Non. Ce n’est pas bien.

   ÇA MARCHE!  Voyez, c’est sorti tout seul!  Faut j’aille le dire à maman.  Elle ne savait peut-être pas que c’était mal.  Mais pratiquons encore un peu.   Une ou deux autres questions pour bien tester la chose.  Euh… disons :

    Est-ce que c’est bien de … 
   Non, changeons la formule, pratiquons le mal :

    Est-ce que c’est mal de voler des bonbons chez madame Dionne?

    Non, parce qu’elle ne s’en aperçoit pas.  Ce qu’on ne sait pas ne fait pas mal.
                                                     (Hé, Hé!)
 
    Donc, c’est bien, alors? 
                                    (Oooh! Ma faculté est en forme!)

    Oui, je dirais. Quand c’est pour partager avec ses camarades, voler aux riches pour donner aux pauvres, c’est même un beau geste.   Je fais comme Robin des Bois.   


   Ouais, cette nouvelle  aptitude, c’est pas mal!  Ça fait du bien! Je ne déteste pas avoir raison. C’est bien de savoir ce qui est mal de ce qui ne l’est pas.  Avant j’aurais hésité sur cette question, je ne pouvais pas aussi bien distinguer le bien, je voyais mal.  Mais là tout est plus clair, je sens que ça rentre. Avec un peu d’entraînement,  je vais pouvoir donner des avis éclairés sur une foule de questions morales. Peut-être qu’on me paiera pour ça...  

   Non, là j’exagère. Je me suis un peu emballé.  Tout le monde qui a plus de sept ans a l’âge de raison.  Il y a juste François et Paulo que je peux impressionner avec ça. Les autres en savent autant que moi, sinon plus.  Tiens, le grand Denis Dionne, par exemple, Lui il est intelligent, Lui ça fait longtemps qu’il a sept ans.  Il est dehors justement.  Je vais aller le voir pour savoir comment on se sent avec cette sagesse. Il va sûrement pouvoir m’apprendre plus.

    Salut Denis!

    Salut!

    Sais-tu la différence entre le bien et le mal? que je lui pose candidement, comme si je ne savais pas qu’il a l’âge de raison depuis longtemps.

    Ben oui! C’est quoi ton problème?

    T’as pas remarqué, j’ai maintenant l’âge de raison.

    

   Devant son indifférence, j’enchaîne :

    C’est quoi la différence? dis-je.

    Le bien c’est bien, le mal c’est mal.


   Ça part bien mal. Je reformule ma question :

    Oui, mais qu’est-ce qui est bien et qu’est-ce qui est mal?

    C’est bien de faire le bien, c’est mal de faire le mal.

    Oui, mais c’est quoi le bien? j’insiste.

    C’est ce qui ne fait pas mal. C’est évident.


   Je suis bouche bée.  J’ai l’air d’un poisson qui cherche son air hors de l’eau. Je veux formuler une autre question,  mais je ne sais plus quoi penser. 

    C’est-tu plus clair? me questionne-t-il d’un air supérieur.

    Oui, ben sûr.  Je le savais de toute façon. Je voulais juste vérifier. Merci.


   Je ne sais pas si je suis impressionné ou déçu.  Venant d’un autre, j’aurais douté de cette réponse.  Mais de Denis, Le Denis Dionne, je me soumets.  J’imagine peut-être les choses compliquées alors qu’en fait elles sont toutes simples. 

   On dit que tout est bien qui finit bien, c’est donc quand ça finit mal que c’est mal…  Voyez, moi aussi je suis capable d’utiliser le concept. 

   Moi aussi, un jour, je finirai par comprendre…

                                                      Tant bien que mal.
 

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