dimanche 31 mai 2015


 
 Fugue

  

   Un matin, alors qu’on était dans la cour, j’ai pris les présences :


   — Franfois? (mon voisin).
   — Présent.                                     
   — Paulo? (mon petit frère).
   — Péent.
   — Mireille? (ma sœur).
   — Pas là, qu’on me dit. Tant mieux!
   — Minet?
   — …  
   — Minet?


   Pas de réponse. Pas de mouvement. Plus de chat.
  J’ai été faire rapport à maman : Maman où minou?   Savait pas. Personne ne savait. Ou personne ne voulait parler! Bon, qu’est-ce qu’on fait? On attend, il ne pourra pas rater le dîner. Impossible.

   Le lendemain, toujours pas de minou parmi nous. Ma mère a parlé d’une fugue. Elle m’a expliqué : C’est quand tu pars sans prév’nir, pis tu sais pas quand tu vas r’venir. 
   Ah, bon! Mais aussi, pensai-je, c’est dangereux ça, il peut se faire enlever ou bien se faire écraser. Il est peut-être perdu en ce moment. Il a peut-être besoin de moi. Pauvre Minet!
   Alors je fus triste et je fuguai. En cachette, j’ai pris un sac de biscuits soda, un sac complet, avec ça je pourrais tenir une semaine, et puis sur mon tricycle, je suis parti... sans prév’nir.

   J’ai roulé. J’ai roulé. Normalement, rendu au coin de la rue je revire… là j’ai tourné. Et encore j’ai roulé. J’ai roulé. Et j’ai roulé encore. Puis, je suis arrivé à un autre coin de rue. Quelle direction prendre? Gauche? Droite? Je ne distinguais pas encore très bien l’une de l’autre de toute façon, finalement j’ai suivi le trottoir. Puis j’ai roulé, roulé, roulé. 
   À un moment donné je me suis senti vraiment rendu loin. Je ne reconnaissais aucune maison, aucun arbre, aucun visage familier. Je pénétrais en pays inconnu. « Le monde est vaste », pensai-je. Je me suis arrêté un peu, le temps d’apprécier le paysage et manger quelques biscuits soda assis sur le bord du trottoir. Crunch, crunch, crunch.  « Y ont-ils des chats, eux, ici? Je n’en vois pas. Crunch, crunch.  Peut-être qu’ici on les mange les chats? » Crunch! 
 (Là, je romance un peu, je n’ai pas vraiment pensé ça. Enfin, j’espère...) 
   Je me souviens de m’être senti très étranger en ces lieux, je le voyais bien par le regard médusé de ce vieux monsieur assis sur son balcon en face. Une grosse madame est passée à côté de moi presque sans me voir, et ne m’a pas parlé. Moi, non plus.
   J’étais là, mais comme invisible. Je veux dire que je n’existais pas pour eux tel que j’étais. Sur ma rue, je ne pouvais pas me défiler, j’étais défini, limité, prisonnier même. Les gens ne me voyaient pas vraiment, ils voyaient le petit voisin, le fils de Viateur, le frère de Mireille, l’enfant au chat tigré, l’enfant aux cent bêtises, celui qui arrache les fleurs, qui est resté pris dans un arbre, qui a peinturé le gazon, qui…, enfin ils s’étaient fait une image de moi qui me masquait pour toujours. Ici, c’était différent, je n’existais pas encore. On me voyait, mais je ne représentais rien. C’est ça que je veux dire par invisible : un élément fondu dans le décor.
    Ici, je suis libre, pensai-je, je peux me réinventer. Je peux me présenter comme très riche : oui monsieur, mon père est un roi, et moi je suis un prince. Et je suis aussi un grand magicien.   Devant tout le monde vivement impressionné, je pourrais même en rajouter : et en plus je suis un martien. Qui pourrait me contredire? On ne me connaît pas. Crunch, crunch, ouais, quand je manquerai d’estime de moi, je reviendrai ici. Crunch!  

   Puis j’ai repris ma route. J’ai roulé, roulé, roulé. Au bout d’un certain temps je suis arrivé à ce qui ressemblait encore à un coin de rue. Quelle direction prendre?   Bah, suivons le trottoir, on verra bien où ça nous mènera. Puis j’ai roulé, encore et encore. Soudain j’ai senti quelque chose bouger derrière une clôture de bois. Ça m’a semblé un chat. Couleur de mon chat. Je me suis arrêté et je me suis approché pour voir à travers les planches. Je ne distinguais pas bien. Le cœur me débattait, j’ai appelé MINET! MINET! Et là, entre les poubelles, j’ai vu furtivement bouger quelque chose comme un gros matou jaune laid qui détalait. Déception.

   J’ai replongé dans mon sac de biscuits pour me consoler un peu et réfléchir. Crunch, crunch, crunch.  Tout à coup j’ai pensé : « je suis rendu bien trop loin. Minet ne peut pas se rendre jusqu’ici, il n’a pas de tricycle! »   J’ai repris quelques biscuits soda. Crunch, crunch…  « Comment pourrait-il venir à pied jusqu’ici? Même à quatre pieds, crunch, crunch, c’est impossible. »  Et j’abandonnai tout espoir de le retrouver. Du moins dans cette région de la terre. 
   « Qu’est-ce que je fais, maintenant? Je m’en retourne ou je continue?   Au point où j’en suis, et tant que j’aurai des biscuits, je poursuis, chacun sa fugue », j’me suis dit. 

Et je re-repris la route, roulant, roulant, roulant jusqu’à ce que j’aboutisse à – c’est étonnant ce qu’il peut y avoir de coins de rue dans ce monde – un autre coin de rue. Là encore, gauche, droite, je ne savais pas, j’ai suivi le trottoir. Et j’ai roulé, roulé, roulé… Soudainement le paysage me parut familier. « Tiens, je suis déjà passé ici moi avant, je connais ces maisons, je connais cette rue. Mais oui, c’est ma rue! Là-bas, c’est ma maison! »  Et j’ai pédalé jusque devant chez moi, tout étonné de découvrir, comme d’autres avant moi, que la terre est ronde…
Disons carrée, dans mon cas, pour être plus précis.

    Et la beauté dans l’histoire, c’est qu’une découverte n’arrive jamais seule : j’ai aperçu, en m’écriant de joie, une boule de poil tigrée sur la galerie, qui mangeait goulument dans son bol et ronronnait de me voir enfin revenu de ma fugue.
 
 
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dimanche 24 mai 2015


     
Mon pauvre cœur           
 
 
 

Faut pas mêler les sans-amours et les sans-cœurs

Les sans-amours ont le cœur libre

Les sans-cœurs ont l’amour libre

Faut pas mêler le mal d’amour et le mal de cœur



Mon pauvre cœur pompe ton sang

Je n’ai plus d’amour en réserve

Je n’ai plus de feu que du sang

Pompe mon cœur qu’au moins tu serves



Les temps sont durs pour les amants

On vit maintenant que d’eau fraîche

Et sans crédit pour le moment

Pompe mon cœur que rien t’empêche



Ne me fais pas de mauvais sang

Je ne t’en fais pas de grief

On ente bien des cœurs à présent

Peut-être aussi l’amour se greffe


Mon pauvre cœur…
 
 
 
                                             
                                                           Copyright © 1978  S. Timmons
 
 
 
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dimanche 17 mai 2015




 Un infirme
 


   « Maman j’ai vu un infirme. Un enfant avec un petit bras. Un bras de bébé. »  Je revenais du parc et j’avais hâte de me libérer de cette vision cauchemardesque.  J’en étais complètement bouleversé. Durant toute la journée où j’ai vu ce petit garçon, je n’en finissais plus de m’étonner de voir les autres avec des bras normaux. Cette image me venait comme une fixation et cherchait à se coller à tout le monde que je croisais. Je m’imaginais cet enfant constamment malheureux. Une blessure qui ne guérit pas. On se couche avec ça, on se réveille… et le bobo est encore là. On se couche et le lendemain, c’est toujours là. ÇA NE GUÉRIT PAS.

   Maman nous a toujours dit qu’il ne fallait jamais rire d’un infirme. Je ne vois pas pourquoi, il n’y a pourtant rien de drôle. Elle aurait dû plutôt nous dire qu’il ne faut jamais pleurer d’un infirme. Ça, j’aurais compris. Je ne sais pas ce qu’est la mort, mais je ne crois pas que ce soit pire. Mort, on est tous pareil. Mais être vivant et si différent des autres, ça doit être terrible. Il ne sera pas aimé. Les gens vont le dédaigner. Il fait peur, il fait pitié. Il va être malheureux. Il est handicapé et en plus on le rejettera. Toute sa vie. 

   Je ne m’en remettais pas, j’avais perdu l’appétit. Même s’il y avait eu du dessert, je crois que… non, quand même! J’en aurais pris, mais sans bonheur. Maman a remarqué ma tristesse au souper : « Es-tu toujours attristé par cet infirme que tu as vu aujourd’hui? » m’a-t-elle demandé. Puis elle m’a expliqué. « Cet enfant ne souffre pas, sauf du rejet que tu pourrais lui faire. Tu rencontreras des gens beaucoup plus accablés que lui dans la vie sans pourtant rien remarquer de leur cœur terriblement amoché. Il y a pire que la difformité pour répugner les autres, la méchanceté, par exemple. Tous les chiens savent ça. »  Bon, enfin, elle ne l’a pas dit comme ça, je fais un peu de littérature, mais c’est un peu ce que ça voulait dire. 


   Je ne serai jamais un vrai dur, j’ai moi aussi un sévère handicap qu’on ne voit pas : l’hypersensibilité. Ça va me nuire plus tard. À cause de ça je ne serai jamais un chef. Ni même un bon soldat. Je vais être une moumoune et les gens vont rire de moi.  

   Il faut que je m’endurcisse. Il est où mon petit frère?

 

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dimanche 10 mai 2015


                   Elle est parfaite                     
 
 
Elle a de la chair en abondance
Pour marcher elle se balance
C’est pas un mannequin
Non, non, non, non, non, non, non
Mais de son cœur éléphantesque
J’en occupe tout l’espace, ou presque
Dommage pour vous qu’elle n’en ait qu’un
 
Elle a l’esprit un peu sacoche
Que je pourrais traîner dans ma poche
C’est pas une femme savante
Non, non, non, non, non, non, non
Mais dans sa tête j’y fais la science
Si ce n’est à moi, jamais elle pense
Mais elle sent fout et s’en vante.
 
Moi, qui suis plutôt difficile
Qu’est-ce que je fais donc avec elle ?
C’est qu’elle me fait une vie facile
Fait bien l’amour, les beignes au miel.  Nah, nah !
 
Elle a l’humeur toujours constante
C’est-à-dire des plus massacrantes
C’est pas la fille de joie
Non, non, non, non, non, non, non
Mais sous cette croûte de pierre
Il y coule des torrents de bière
Elle n’est pas toute faite en bois
 
Moi, qui n’aurais jamais ému
Personne à mon enterrement
À part mes créanciers déçus
Au moins quelqu’un pleurera vraiment.  Nah, nah !
 
Mais dans sa vie, je suis au centre
J’ai semé la vie dans son ventre
Trop tard, maintenant, elle n’est plus à vendre
 
J’ai pas besoin de Miss Univers
Ni d’une Miss Personnalité
J’ai besoin de ses yeux ouverts
Sur moi, dans cette immensité.
 
Mais pour l’amour elle est parfaite
Mais pour mon cœur elle est parfaite
Mais dans ma vie elle est parfaite
Et à mes yeux elle est parfaite.
 
 
 
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dimanche 3 mai 2015


 
Visite guidée

 

   Il y a des mots d’une douceur infinie. Des mots qui nous font aimer la vie : maman, sourire, enfant, maison...

Maison, tiens, il y a tout dans ce vocable : chaleur, univers, enfance. On revient d’une dure journée comme d’un long voyage, et dès qu’on aperçoit notre maison, c’est maman qui nous tend les bras.   

   J’ai habité seulement quelques années une maison qui m’habitera toujours. Encore aujourd’hui, c’est mon espace vital, un temple sacré abritant mes plus doux souvenirs. Je la vois en photo et ça a l’effet de mon premier amour.  

   Regardez cette large galerie qui la borde sur le côté, c’est en fait le pont d’un navire. Durant les journées de pluie on y prenait l’air, marchant de long en large ou s’installant dans des chaises, une petite couverture sur les genoux, pour contempler la mer, toute cette flotte drue qui coulait des toits, dans les entrées, dans les rues où passaient les autos comme des petits bateaux traînant leur sillage dans de longs flouch!

    En arrière, au deuxième, donnant sur la cour, voyez cette grande fenêtre guillotine, c’est par là que le monde entrait dans ma chambre, une mince moustiquaire pour me protéger de la nuit collée à ma fenêtre où passait le souffle  d’une ville endormie.   Les matins d’été, émanait de cette bouche grande ouverte au pied de mon lit, l’épaisse haleine chaude et humide de juillet.  

   Dans cette chambre austère c’était la seule attraction, sinon qu’un vieux lit de métal, une commode antique provenant d’une obscure vieille tante, un crucifix (de trop de ma grand-mère) au mur, et une ancienne glacière de bois couleur crème, un meuble énorme qui était là parce qu’ailleurs on ne le voulait pas. S’il n’y traînait pas quelques jouets, on aurait pu se croire dans la chambre d’un séminariste.

   Et notre cour sans arbres, sans fleurs, bornée d’un côté par le mur de tôle rouillée du garage et le flanc d’un hangar rapiécé de l’autre. Une clôture de broche au fond pour nous séparer du champ de blé d’Inde expérimental du voisin d’en arrière. Au centre de tout ça, un semblant de gazon clairsemé au travers d’une terre rocailleuse. Un endroit idéal pour une cour à scrap.  

Un paradis. 

On ne pouvait rien détruire davantage; on pouvait lancer des balles, des ballons, des roches partout, on pouvait courir, piétiner, courser en brouette, installer des planches pour monter des cabanes. Un véritable terrain de jeux. On pouvait faire ce qu’on voulait du moment qu’on se lavait en rentrant.

   Je parle d’un débarbouillage. Parce que pour le gros lavage c’était le samedi seulement; on n’avait pas de douche, pas de bain, pas d’eau chaude, pas de cuisinière pour chauffer la bouilloire, qu’un poêle à bois. Mais on avait du bois. Du vieux bois.


   Vraiment une maison sur mesure pour l’imaginaire d’un enfant en quête d’aventures… et aussi, hélas, l’imagination des parents en quête de changements. Car c’est bien là le drame, le désir d’être à la mode; dès qu’un nouveau meuble entrait dans la maison, de nouvelles restrictions s’y ajoutaient : pas le droit de s’en servir, un nouveau tapis, pas le droit de marcher dessus avec ses souliers, une nouvelle peinture, pas le droit de mettre ses mains sur les murs, des souliers neufs, pas le droit de les salir (ça, c’est très difficile, à moins de les mettre seulement pour dormir). Tout nouveau, tout beau. Tout beau, tout défendu. Il fallait attendre le premier malheur, comme une brûlure de cigarette, pour qu’enfin l’objet devienne utile. Heureusement, ça n’arrivait pas trop souvent, je parle d’achats de choses neuves et modernes. On pansait avant de dépenser. Le reprisage et le rapiéçage faisaient office de garantie prolongée. « C’est encore bon », disait mon père, et parfois l’objet lui-même n’en revenait pas. 

   Aujourd’hui on n’accorde pas autant de valeur aux choses, et je crois qu’une sorte de respect s’est ainsi perdu.


   Une vieille maison sans luxe ni confort, suffisamment chaude l’hiver, voilà bien tout ce qu’il faut au refuge d’un enfant heureux.

 

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