Un matin,
alors qu’on était dans la cour, j’ai pris les présences :
— Franfois? (mon
voisin).
— Présent.
— Paulo? (mon
petit frère).
— Péent.
— Mireille? (ma
sœur).
— Pas là,
qu’on me dit. Tant mieux!
— Minet?
— …
— Minet?
Pas de
réponse. Pas de mouvement. Plus de chat.
J’ai été faire
rapport à maman : Maman où minou? Savait pas. Personne ne savait. Ou
personne ne voulait parler! Bon, qu’est-ce qu’on fait? On attend, il ne pourra
pas rater le dîner. Impossible.
Le lendemain,
toujours pas de minou parmi nous. Ma mère a parlé d’une fugue. Elle m’a
expliqué : C’est quand tu pars sans
prév’nir, pis tu sais pas quand tu vas r’venir.
Ah, bon! Mais
aussi, pensai-je, c’est dangereux ça, il peut se faire enlever ou bien se faire
écraser. Il est peut-être perdu en ce moment. Il a peut-être besoin de moi. Pauvre
Minet!
Alors je fus
triste et je fuguai. En cachette, j’ai pris un sac de biscuits soda, un sac
complet, avec ça je pourrais tenir une semaine, et puis sur mon tricycle, je
suis parti... sans prév’nir.
J’ai roulé. J’ai
roulé. Normalement, rendu au coin de la rue je revire… là j’ai tourné. Et
encore j’ai roulé. J’ai roulé. Et j’ai roulé encore. Puis, je suis arrivé à un
autre coin de rue. Quelle direction prendre? Gauche? Droite? Je ne distinguais pas
encore très bien l’une de l’autre de toute façon, finalement j’ai suivi le
trottoir. Puis j’ai roulé, roulé, roulé.
À un moment
donné je me suis senti vraiment rendu loin. Je ne reconnaissais aucune maison,
aucun arbre, aucun visage familier. Je pénétrais en pays inconnu. « Le
monde est vaste », pensai-je. Je me suis arrêté un peu, le temps
d’apprécier le paysage et manger quelques biscuits soda assis sur le bord du
trottoir. Crunch, crunch, crunch.
« Y ont-ils des chats, eux, ici? Je n’en vois pas. Crunch,
crunch. Peut-être qu’ici on les mange
les chats? » Crunch!
(Là, je romance un peu, je n’ai pas vraiment
pensé ça. Enfin, j’espère...)
Je me
souviens de m’être senti très étranger en ces lieux, je le voyais bien par le
regard médusé de ce vieux monsieur assis sur son balcon en face. Une grosse madame
est passée à côté de moi presque sans me voir, et ne m’a pas parlé. Moi, non
plus.
J’étais là,
mais comme invisible. Je veux dire que je n’existais pas pour eux tel que
j’étais. Sur ma rue, je ne pouvais pas me défiler, j’étais défini, limité, prisonnier
même. Les gens ne me voyaient pas vraiment, ils voyaient le petit voisin, le
fils de Viateur, le frère de Mireille, l’enfant au chat tigré, l’enfant aux
cent bêtises, celui qui arrache les fleurs, qui est resté pris dans un arbre,
qui a peinturé le gazon, qui…, enfin ils s’étaient fait une image de moi qui me
masquait pour toujours. Ici, c’était différent, je n’existais pas encore. On me
voyait, mais je ne représentais rien. C’est ça que je veux dire par
invisible : un élément fondu dans le décor.
Ici, je
suis libre, pensai-je, je peux me réinventer. Je peux me présenter comme très
riche : oui monsieur, mon père est
un roi, et moi je suis un prince. Et je suis aussi un grand magicien. Devant tout le monde vivement impressionné, je
pourrais même en rajouter : et en
plus je suis un martien. Qui pourrait me contredire? On ne me connaît pas. Crunch,
crunch, ouais, quand je manquerai d’estime de moi, je reviendrai ici. Crunch!
Puis j’ai
repris ma route. J’ai roulé, roulé, roulé. Au bout d’un certain temps je suis
arrivé à ce qui ressemblait encore à un coin de rue. Quelle direction
prendre? Bah, suivons le trottoir, on
verra bien où ça nous mènera. Puis j’ai roulé, encore et encore. Soudain j’ai
senti quelque chose bouger derrière une clôture de bois. Ça m’a semblé un chat.
Couleur de mon chat. Je me suis arrêté et je me suis approché pour voir à
travers les planches. Je ne distinguais pas bien. Le cœur me débattait, j’ai
appelé MINET! MINET! Et là, entre les poubelles, j’ai vu furtivement bouger
quelque chose comme un gros matou jaune laid qui détalait. Déception.
J’ai replongé
dans mon sac de biscuits pour me consoler un peu et réfléchir. Crunch, crunch,
crunch. Tout à coup j’ai pensé : « je
suis rendu bien trop loin. Minet ne peut pas se rendre jusqu’ici, il n’a pas de
tricycle! » J’ai repris
quelques biscuits soda. Crunch, crunch…
« Comment pourrait-il venir à pied jusqu’ici? Même à quatre pieds, crunch,
crunch, c’est impossible. » Et
j’abandonnai tout espoir de le retrouver. Du moins dans cette région de la
terre.
« Qu’est-ce que je fais, maintenant? Je m’en retourne ou je
continue? Au point où j’en suis, et
tant que j’aurai des biscuits, je poursuis, chacun sa fugue », j’me suis
dit.
Et je re-repris la route, roulant, roulant, roulant
jusqu’à ce que j’aboutisse à – c’est étonnant ce qu’il peut y avoir de coins de
rue dans ce monde – un autre coin de rue. Là encore, gauche, droite, je ne
savais pas, j’ai suivi le trottoir. Et j’ai roulé, roulé, roulé… Soudainement
le paysage me parut familier. « Tiens, je suis déjà passé ici moi avant, je
connais ces maisons, je connais cette rue. Mais oui, c’est ma rue! Là-bas,
c’est ma maison! » Et j’ai pédalé
jusque devant chez moi, tout étonné de découvrir, comme d’autres avant moi, que
la terre est ronde…
Disons carrée, dans mon cas, pour être plus précis.
Et la beauté
dans l’histoire, c’est qu’une découverte n’arrive jamais seule : j’ai
aperçu, en m’écriant de joie, une boule de poil tigrée sur la galerie, qui
mangeait goulument dans son bol et ronronnait de me voir enfin revenu de ma
fugue.
***