dimanche 26 octobre 2014


En reprise 

 

  

Ennemis en vue

                                         

-         Les ennemis!

-         Où ça?

-         Partout.

-         Qui ça?

-         Les autres là. Tire! Tire!

-         Mais pourquoi?

-         Mais parce que ce sont des ennemis.

-         On ne les connaît même pas.

-         On s’en fout, ce sont des ennemis. Ils sont dangereux, faut se défendre. Allez, tire.

-         Mais qu’est-ce qu’on fait dans leur pays?

-         Ben voyons! On défend la Paix, la Justice, la Liberté. On est en mission humanitaire. Envoye tire!

-         J’comprends pas.

-         T’as pas à comprendre.   T’es un soldat, tu tires quand on te le dit, et t’arrêtes quand on te le dit. Les ennemis, c’est toujours des méchants, d’ailleurs le mot le dit : « Ennemi ».   Bon, envoye, tire!

-         Pourquoi ils nous en veulent?

-         Parce qu’ils sont jaloux, imbécile!  Ils nous envient, ils veulent nous enlever ce qu’on a.  Mais c’est à nous, on l’a pris avant eux.

-         Mais, mon colonel, êtes-vous bien sûr qu’ils n’y ont pas droit?

-         C’est quoi ton problème?   Es-tu de leur côté? Ils sont ennemis à l’État. Tu dois défendre ton pays. Allez, tire, et cesse de poser des questions.

-         D’accord, mon colonel. Mais je crois qu’avec les armes qu’on a, on va faire pas mal de dommage…

-         Oh oui. Ils vont en manger une maudite.

-         Il va y avoir des morts parmi les civils, mon colonel : des femmes et des enfants.

-         Dommages collatéraux.

-         Il y a des hôpitaux dans le coin, il va y avoir des bavures.

-         Dommages collatéraux.

-         On risque d’atteindre nos alliés qui sont tout près.

-         Dommages collatéraux.

-         Il va y avoir des dommages collatéraux, mon colonel.

-         Dom... euh… Ah, puis à la guerre comme à la guerre. La fin justifie les moyens. Qui n’ose rien, n’a rien. À bon chat, bon rat Quoi? Bon, de toute façon, on va la gagner cette foutue guerre. Penses-tu que nos dirigeants, c’est des cons !

-        

-         Attention à ce que tu vas dire. C’est le peuple qui les a élus. C’est pas tous des cons, le peuple. Ils ont élu démocratiquement un des candidats que les grandes corporations leur ont présentés. On est un pays libre, NOUS.

-         Je ne dis pas ça mon colonel. Je dis juste qu’on était en pays ami ici, il n’y a pas si longtemps. On leur vendait des armes. Nos dirigeants faisaient des affaires avec eux.

-         Ouais! Mais les affaires ont foiré. Il y a des têtes fortes qui s’en sont mêlées, pis là ils ne veulent plus rien entendre. Alors, c’est là que nous on intervient. Pour leur mettre un peu de plomb dans tête.

-         Et on s’attaque à tout le monde plutôt qu’à ces quelques têtes fortes?

-         C’est comme ça. C’est la guerre. Ils veulent se défendre? Eh, bien on va les attaquer! Crois-moi, ils vont finir par comprendre. On va la gagner cette guerre.   Et après ce sera fini, on rentre chez nous.

-         Vous croyez mon colonel?

-         Bien sûr, puisqu’on aura gagné.

-         Mais on va laisser des jeunes frères, des veuves, des orphelins…

-         Que veux-tu insinuer? Qu’il faudrait tous les exterminer? Hé! C’est un peu radical ça, mon jeune.

-         Non, je veux dire qu’au lieu que ce soit quelques têtes fortes qui nous en veulent, maintenant ce sera tout un peuple. Avant ils s’en foutaient de nous. Mais là ils auront de la haine et des vengeances à transmettre à leur descendance. Des raisons viscérales de nous en vouloir. Et ça reprendra.

-         Ouais…   Les exterminer tous…   Pas fou, ça.

-         Mon colonel…

-         Ça suffit! Assez parlé. On tire. 

-         Mon colonel…

-         Ta gueule, j’ai dit. Tire. Feu à volonté! Tiens! Tiens! Ha! Ha! Ha! Regarde-les tous tombés, ces pourris!

-         Mon colonel, on a reçu une dépêche de l’état-major. Ne tirez plus. Il y a eu entente. Les affaires ont repris. Ne tirez plus. Ils sont avec nous. Ne tirez plus, mon colonel. 

 

     

****

dimanche 19 octobre 2014


 

Le sexe
 

J’ai failli me marier. Au premier rendez-vous elle était là, au second en retard, au troisième absente. Madeleine, l’amie de ma sœur, m’avait déjà tout fait ressentir de l’amour : le coup de foudre, l’extase, le rejet, la peine. En trois jours, trois petits jours, j’avais tout connu de l’amour. Le sexe, c’est fort. 

     Bien sûr, il y avait la petite Laporte, voisine d’en face d’un an plus jeune que moi, qui me tournait autour depuis longtemps. Sarah, qu’elle s’appelait.  Un drôle de prénom, je sais, tenant probablement ça de sa mère qui venait d’un autre pays; une grande femme au teint foncé, à la chevelure noire, portant un nom tout aussi curieux : Deborah. Ce qui faisait bien rire le quartier le fait qu’elle soit mariée à un Laporte… 

    Enfin, ce que je veux dire c’est que la petite Laporte se prenait pour ma femme. Elle me préparait des soupes de boues avec quelques pissenlits et m’offrait ça comme un bouillon « de fait du bien ». Elle était toujours après moi pour jouer à la « madame », jeu infiniment plate, qui consistait essentiellement à s’inventer une petite maison, après quoi elle disait : « Bon, mon mari, tu vas partir travailler pendant que je vais préparer le souper ». Ce que je faisais aussitôt. Oubliant chaque fois de rentrer…


    Bon, mais avec tout ça, on s’éloigne du propos, c’est de sexe que je voulais parler. Revenons-y.

    Le sexe c’est fort, disais-je. Même à l’état larvé, ça opère. Ma sœur, gentille et sociable, attirait dans la cour de nombreuses petites amies. Moi, qui me chicanais régulièrement avec mon seul ami, François, pour rien, une bouchée de pain bien souvent, j’étais, la plupart du temps, le seul représentant de mon espèce en ces lieux. Mais on ne le savait pas encore. C’est par un jeu que le tout fut découvert.

    Mon père avait l’habitude d’appuyer notre petite piscine contre le mur du hangar pour faire sécher la toile, ce qui créait une sorte de tente. Une amie de ma sœur a eu l’idée qu’on aille s’y cacher pour se montrer le pipi. Expérience plus curieuse qu’érotique, bien évidemment. À tour de rôle donc, chacune entrait, et les culottes aux genoux, attendait la visite. Quand tout le monde avait défilé, une autre la remplaçait, et le petit manège reprenait sous la bonne humeur trouble et excitante… jusqu’à ce que mon tour arrive. Instantanément, je suis devenu la grande attraction sous le chapiteau, un genre de monstre de cirque. La nervosité montait dans la file d’attente juste à entendre les beurk et les ouache et à voir les visages traumatisés qui en ressortaient. « Cette chose pendante, on dirait un ver. Ouache! »

Qui pensez-vous en a été le plus marqué? Ces princesses toutes pareilles avec rien, ou moi, l’informe, le rejeté, avec quelque chose en plus? Quelque chose pourtant que je trouvais fort utile pour pisser. Nécessaire même. Qui pensez-vous s’est couché ce soir-là, avec un grand mystère à élucider?  

     À force de questions on a fini par comprendre que tout était normal. Il y avait des garçons (mon père en étant un, lui-même) et des filles, comme mère, comme ma sœur. Ça semble banal aujourd’hui, mais à cet âge ça divise le monde pas mal. À force de questions on a appris que c’est comme ça que les gens se marient, qu’il y a l’amour. 

     Bien que terrorisée, Madeleine s’intéressa un peu plus à moi pendant un certain temps. Je la sentais différente. J’entrepris de lui demander de sortir ensemble. Comme les grandes personnes. On serait « un couple ». Je trouvais que c’était une bonne idée. Elle était jolie, gentille, et avait un an de plus que moi – l’expérience, ça ne nuira pas.   « Après souper, rendez-vous sur le trottoir, que je lui ai dit, juste nous deux. Mari et femme ». Elle a dit oui. Eh bien! croyez-le ou non, mon cœur a battu différemment pour la première fois ce jour-là. C’est fort le sexe. 

     Je soupai presque élégamment. Je crois que j’ai même dit merci à maman. J’avais envie d’être fin. C’est fort le sexe. De temps en temps, je jetais furtivement un œil par la fenêtre m’assurant de ne pas la voir là avant que j’aie fini. J’ai tout mangé sans rechigner et je me souviens de m’être lavé les mains après le repas. C’est fort le sexe. 

     Je suis sorti, laissant la famille stupéfiée, et me suis présenté au rendez-vous. J’étais devant chez elle, inquiet, nerveux, attendant de la voir sortir. Est-ce que nos cœurs se rencontreront? Est-elle fébrile autant que moi? S’est-elle aussi lavé les mains? Je flottais comme dans un rêve. Bizarre, cette sensation soudaine pour l’amie de ma sœur avec qui je ne jouais jamais. C’est fort le sexe.

     Je la revois sortir précipitamment, enfilant son petit chandail rouge, craignant d’être en retard… et je me souviens m’être senti beau pour la première fois.

C’est vraiment très fort le sexe.
 
 
***

dimanche 12 octobre 2014

            
 
 Les yeux fermés       
(Paroles et musique : Serge Timmons)
 
 
Pour qui ferme les yeux
Le monde est merveilleux
Le temps qui passe, si précieux,
Se laisse prendre en fermant les yeux
 
Je roule un rêve, un rêve
Si doux, si doux
Je rêve, je rêve
À nous.
Je suis une île, une île
Pour nous, que nous
Loin des imbéciles
Qui nous ennuient
Et font du bruit
Du bruit, que du bruit
 
On voit tellement mieux les yeux fermés
Tous ces visages et paysages qu’on a aimé
On sent tellement mieux les yeux fermés
Le vent, les fleurs, le monde, la liberté
 
Un rêve
Si doux, si doux
Une île, une île
Pour nous.
 
***

dimanche 5 octobre 2014


 

Comme un zombie



   Comment faire pour être beau et intelligent? Riche, je saurais. Savant, aussi. Mais c’est beau que je veux être. Et intelligent, si possible. Comment faire? C’est si important, la vie serait tellement plus facile.

   J’ai souvent tenté d’être un héros. Ça tourne mal la plupart du temps. Comme la fois où on jouait aux cowboys et aux indiens, j’avais pris le beau rôle – il faut bien sublimer de temps en temps –, j’avais décidé de protéger ma sœur et sa copine contre le petit voisin apache qui voulait… qui voulait… les violer (?). Mais à cinq ans, on ne sait pas encore que c’est ça. Muni d’une fronde, je montais la garde devant la petite tente où elles s’étaient réfugiées. On jouait, mais c’était grave tout de même, je n’aimais pas les entendre rire et les savoir insouciantes d’une attaque imminente… qui tardait. Alors en attendant, pour leur faire sentir le danger réel, je décochai subrepticement un pois, qui, j’espérais, leur passerait devant les yeux et les ferait trembler de peur et m’appeler au secours. Mais ça n’a pas bien été, j’éborgnai la petite copine. Elle s’est mise à pleurer et crier au secours pendant que je détalais. 

   Je fuguai, une deuxième fois. Et je ne me souviens pas être revenu. Je me rappelle seulement que ma vie venait de se terminer là. En un instant, l’irréparable : le sol s’est ouvert devant moi et je suis tombé. Je n’en finissais plus de tomber.

   Les tempes chaudes, je marchais droit devant comme un zombie, soupçonnant les gens que je croisais de savoir, de n’attendre que le bon moment pour me pendre, là, dans la rue. J’inventais des histoires impossibles, cherchais quelqu’un à qui mettre la faute, cherchais à reculer le temps. Par où? Comment? Comment effacer? Revenir? Il fallait mourir à présent.   Dans ma fuite je me disais : RÉVEILLE-TOI! RÉVEILLE-TOI! J’implorais mon Dieu! Mon Dieu! (Tiens, t’es croyant maintenant! — Mais oui, à l’époque, j’ai bien le droit…) Peu importe, j’en appelais : Mon Dieu! Mon Diable! Mon Ange! Ma Fée! Mon Farfadet! Mon n’Importe Qui! Les désespérés ont l’esprit très ouvert.

   Je cherchais par quelle magie noire je pourrais revenir dans le temps et changer de rôle. Pourquoi n’ai-je pas choisi le sauvage, comme d’habitude? Il me semblait bien aussi que celui du bon ne fût pas fait pour moi. J’allais et j’avais l’impression que tout ce que je voyais : le parc, la grande maison jaune des Fafard, la côte de l’aqueduc où on glissait l’hiver tout près du chêne centenaire qui me faisait signe de grimper – pas aujourd’hui, vieille branche, je suis en fuite – les fleurs, le ciel, l’air, le vent, tout ça, étaient maintenant chose du passé. Du temps de mon innocence. 

   J’allais droit devant comme un somnambule traversant les rues le plus possible sans regarder, j’espérais la fin du monde, là, à cet instant même. C’est le temps! Qu’ils nous l’envoient leur bombe atomique! Que tout arrive, c’est le bon moment : une guerre mondiale, un cataclysme, une tornade, une avalanche, un tsunami, un volcan, n’importe quoi pour détourner l’attention, pour ne pas me laisser SEUL contre le monde entier. 

   Les tempes chaudes, je marchais droit devant comme un zombie dégoulinant de tristesse. J’imaginais cette enfant défigurée à jamais, cette fillette dont je ne sais même pas qui c’est – qu’est-ce qu’elle faisait là? – cette petite fille qu’on n’a d’ailleurs jamais revue par la suite. 

                        Peut-être par ma faute. 
                        Peut-être l’a-t-on placée dans un cirque.

   Comment expliquer mon geste? Ils ne comprendront jamais. Je voulais être fin, leur dire : « ne craignez pas les filles, oui, il y a un danger, mais je suis là ». Je voulais me faire aimer, c’est tout. Je voulais me sentir important, leur sauver un peu la vie. 

   Que font-ils maintenant? La police, mon père, ma mère, tout le monde doivent me chercher. Puis, tout à coup, comme un rayon de soleil puissant perçant au travers de gros nuages noirs, je me suis mis à penser que peut-être personne ne savait. Qui pourrait affirmer hors de tout doute raisonnable que c’est moi, le bon cowboy, et non le sauvage de François qui a tiré?   Y avait-il des témoins? 

   Et c’est probablement sur cette présomption que j’ai dû reprendre le cours de ma vie…   Sinon, je ne sais pas. Il est bien possible que je ne sois jamais revenu et qu’il y ait aujourd’hui une femme borgne quelque part qui ne sait pas de qui elle tient ça.

                        Et un enfant toujours en fugue.
 
***