dimanche 15 mai 2011

  Le 19 septembre   (suite)


 Il faut réaliser maintenant.  Le lundi suivant, il annonça son départ à son employeur prétextant une année sabbatique absolument nécessaire.  Évidemment son patron n’a jamais rien compris, le trouva bien dérangé, ce qui est une réaction tout à fait normale et prévue. 

   Deuxième étape, obligatoire, rendre la date officielle, inchangeable et sans le dire à personne.  Il trouva un notaire, lui remit une enveloppe contenant une liste de personnes à contacter et un document à leur lire.  Une enveloppe scellée, avec cette inscription dessus : À n’ouvrir que le 19 septembre 2008. 
Pas avant, pas après.   Il a esquivé toutes les questions du potiron et, en le payant bien,  obtint sous serment professionnel  l’assurance que rien n’arrêterait l’exécution de ce mandat, quelle qu’en soit la raison.

Moi, Jean-Sébastien Letendre, domicilié au 1495, appartement 4, de la rue Béchelle à Montréal, sain de corps et d’esprit, j’ai entrepris le 18 septembre 2007 de prendre le contrôle de ma vie en soumettant ma mort à mon désir.  Je suis le maître de ma destinée et le seul responsable.  Depuis ce matin, je ne suis plus par ma volonté qui s’est exprimée. 
Je veux qu’il soit écrit que l’Esprit domine le corps, même devant la Mort.

   Ça y est.  C’est fixé.  Irréversible.  Il me reste exactement 362 jours à vivre, s’est-il dit, en quittant son étude.

   Il se consacra dès le lendemain à vivre, goûtant précieusement chaque chose.  Rêvant, réfléchissant sans cesse.  S’étonnant de tout, comme si c’était la première fois : les cris des enfants dans la ruelle, la couleur du ciel au matin, le trafic vibrant et incessant dans la rue, la douceur de la pluie, les odeurs des arbres qu’il n’avait jamais senties auparavant, bref, un étranger qui visite la terre, l’humanité, là, en ces lieux, à ce moment précis.  Une sensibilité à tout.  Un touriste qui n’en finit plus de prendre des photos, de tourner la tête. 

   Cela l’a étourdi pendant quelques jours.  Il en fut troublé, mais aussi renforcé dans son projet.  J’ai bien fait, pensa-t-il, sans la mort prévue, je n’aurais pas apprécié tout ça.  Je ne l’appréciais pas avant.   Il me reste 354 jours encore, c’est parfait.  Je ne suis qu’au début de mes vacances.   

   On se rendit ainsi, sans trop de surprise jusqu’à Noël.  Tout allait plutôt bien.  Le budget jusqu’à présent était respecté et il gardait le contrôle de ses peurs.   Des pincements au cœur quelque fois, certes, mais qui ajoutaient au piquant de l’aventure.  Les pires jours, comme sur une mer déchaînée, il pouvait passer d’une mélancolie abyssale aux émotions les plus vertigineuses de liberté et d’extase.  Enfin, il profitait pleinement de la vie.  Il avait toutes ses journées à lui pour lire, se promener, rêver, traînasser.  Les voyages ça ne lui disaient rien.  Le faste des grands restaurants, non plus.  Une vie simple, une vie de moine, lui convenait parfaitement. 

   Tant mieux, car il faut éviter le piège de l’inconscience.  « Rester concentré.  Ne pas trop s’attarder aux petits bonheurs passagers.  Jouir pleinement de la vie, oui, mais ne pas succomber.  Comme pour une aventure de voyage, se laisser charmer, mais ne pas s’attacher.   Surtout ne pas oublier le but de tout ça : la vie n’a pas de sens, l’humanité est en perdition, la mort est une aberration.  Il faut être conscient et prendre en main sa destinée.  Avoir vécu c’est tout ce qui compte. »

   Les Fêtes passées,  il reprit le focus.  Un mal de dent et les mauvaises nouvelles à la télé le remirent sur le droit chemin : « Tout est éphémère, on a de béatitude que de ne plus souffrir, ne plus avoir faim, ne plus avoir froid, ne plus avoir peur, ne plus avoir envie.  Les joies ne s’additionnent pas, rien ne s’accumule, ni les bonheurs, ni les peines; un compte de banque qui tomberait à zéro tous les jours.   L’intensité reste toujours la même, on ne gagne rien à durer.    Il me reste 243 jours c’est bien assez.  Peut-être même trop ».

*

                                            à suivre...