dimanche 14 décembre 2014



Mon beau sapin
 
 
 
 

   La coutellerie en argent étalée sur la table au travers des chandeliers, c’est soir de frottage. Les femmes, grand-maman, maman et Mireille, enduisent un petit morceau de linge d’un poli crémeux qui sent la cire à plancher et, avec grimace, frottent énergiquement les ustensiles. Toutes appliquées à leur tâche elles écoutent en même temps Bing Crosby à la radio : I’ m dreaming of a white Christmas…

   Je voudrais bien les aider, mais « supposément » que je ne fais pas bien ça! Alors, il n’y a plus rien à faire ici, d’autant plus qu’elles ont commencé à parler des robes qu’elles vont porter pour le réveillon… Pfff, laissons-les placoter et venez plutôt avec moi dans le salon. J’ai quelque chose à vous montrer.

   Padam! Impressionnant, hein? Eh oui, un arbre dans la maison. Un sapin. On appelle ça un arbre de Noël quand il est décoré comme ça. Beau, n’est-ce pas? Cette boule-là, c’est moi qui l’ai accrochée. Et celle-là aussi. Je n’accroche que les plus belles. Comme celle-ci, ma préférée, en forme de citron avec un creux brillant rouge et bleu et des rayures de poudre d’or, ça doit valoir une fortune. Je l’ai mise la plus haute pour qu’on la voie bien, mais aussi parce que c’est très fragile. Si on l’échappe, c’est un verre fin qui se casse en mille morceaux et devient très très coupant. 

L’étoile en haut?
Non, ça, ce n’est pas moi, c’est mon père. C’est le seul qui a le droit. Et qui est assez grand.

   Quelle chose magnifique, hein? C’est beau, c’est gros, ça sent bon! Et en plus, c’est décoré de boules, de guirlandes, de glaçons. C’est franchement une belle acquisition. Félicitations! (Je peux rimer comme ça, sans arrêt.)
   Mais ce n’est pas tout, vous n’avez encore rien vu. Attendez-moi ici, il faut que je rampe sous l’arbre. Je reviens… 

   Voilà! Eh oui, en plus il s’éclaire! Toutes ces petites ampoules de couleur lumineuses dans leurs réflecteurs, on dirait un feu d’artifice figé en plein éclatement. On dirait une hallucination, un rêve, un…

   — Charles, éteins l’arbre de Noël, tu sais que c’est dangereux de le laisser allumé quand on n’est pas là.
   — Mais maman, je voulais juste le montrer.
   — Montrer à qui?

   Hum…De toute façon, elle ne comprendrait pas. Excusez-moi, je dois l’éteindre. 
 

   Les figurines de plâtre sous l’arbre, c’est la crèche. On a le bœuf, l’âne, le petit Jésus dans son berceau, la Vierge Marie et Saint-Joseph avec la canne cassée – ça aussi, c’est fragile – et bien sûr, l’étable délabrée (que mon père a bien rendu) dans laquelle tous ces personnages sont. Si vous regardez deux branches plus haut, exactement au-dessus de la crèche, vous y voyez une canne en bonbon, petit cadeau que Mlle Therrien m’a donné hier discrètement (je crois qu’elle est toujours amoureuse de moi), au dernier jour d’école. Je l’ai posée là, comme pour en faire une étoile de Belt… de Blehtéem.

   — Charles, va mettre ton pyjama, c’est l’heure de te coucher!
   — Mireille, elle?  
   — Elle est déjà en pyjama.
 
    Bon, j’y vais.
   Mais vous, ne partez pas! Je n’ai pas fini. Il faut que je vous dise que ce n’est pas seulement chez nous qu’il y a un sapin dans la maison. On en trouve dans presque toutes les maisons, on les voit par les fenêtres bien souvent. Il y en a aussi dans l’église (mais ils ne sont pas décorés ceux-là, c’est un endroit trop sérieux) et il y en a même un à l’école. Lundi, nous sommes arrivés dans la classe et un superbe sapin trônait au milieu de la pièce. Il n’avait pas de boules, mais quand même, il était tout brillant de glaçons.

   La maîtresse, à notre dernière journée d’école, nous a fait chanter des cantiques de Noël. Ce n’était pas des Petit Papa Noël ou des Petit Renne au nez rouge, c’était plutôt des chansons religieuses. Mais jolies. 

Çà, bergers assemblons-nous
Allons voir le Messie eeee!

Les anges dan an nos campagnes
Ont entonné l’hymne des cieux… 

   Toutes des chansons dont on ne comprend rien, mais qu’on fredonne au son. 
    Ma préférée, si vous voulez savoir, c’est celle que mon père souvent nous chante :

Père Noël! Père Noël!
Apporte des bébelles
Viens chez nous
Fais pas le fou
J’vas donner trente sous! 

   Et puis une autre (après ça, je vous laisse partir) que je chante parfois à mon arbre quand il est éteint, qu’il n’est plus qu’une présence fantomatique dans le salon, quand je le sens un peu seul, loin des siens restés dans la forêt, c’est :

Mon beau sapin!
Roi des forêts
Que j’aime ta parure…
 
 
***