Extrait du roman L'INNOCENT chroniques naïves & puériles
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La Bénédiction
Jour de l’An,
direction Cowansville, chez grand-papa Sullivan. Dans l’auto, je me repasse les
commandements. C’est quoi encore?
- On ne court
pas dans la maison
- On salue le
monde en arrivant et en partant.
- On se lave
les mains avant de manger, et on dit merci quand on est servi.
- On n’achale
pas le chat. Puis on ne fait pas japper le chien pour rien, on le laisse
tranquille.
- On ne parle
pas, et surtout, on ne rit pas pendant la bénédiction paternelle.
- On dit « Non,
merci » quand on nous offre quelque chose. Si on insiste, on en prend un. UN.
On ne vide pas le plat.
- Quand on
reçoit des becs des matantes on ne s’essuie pas la joue énergiquement tout de
suite après.
- On évite de
jouer avec le petit Réal, il est tannant lui, il pense juste à faire des mauvais
coups.
- On ne dit
pas fort et à tout bout de champ « On s’en va-tu? »
- On ne joue
pas dans son assiette. Si on n’aime pas ça, on dit qu’on n’a pas faim, on ne
dit pas ouache! Pis si on n’a pas
faim pour manger le repas, on n’a pas faim pour manger le dessert, non plus.
Combien ça
m’en fait? Dix. C’est bon, on arrête là.
La famille de mon père ce n’était pas celle
qu’on voyait le plus souvent. On avait plus tendance à dire
« monsieur », « madame », plutôt que
« mononcle », « matante » quand on les visitait. C’était
comme ça, on voyait plus souvent la famille de maman et on les préférait :
on se sentait plus près d’eux, on habitait la même ville, on partageait le même
genre de vie. Tandis que du côté de mon père c’était pour l’ensemble des
cultivateurs, des gens de la campagne qui habitaient dans les rangs. Plus folklorique
comme approche, disons.
En arrivant, on pouvait prendre une heure à dégeler. Trois
piquets bien droits; on passait pour des enfants bien élevés (même moi).
Mireille, pourtant de nature si sociable, me paraissait plus maniérée qu’à
l’aise quand elle se mêlait aux autres.
Comme on
s’était pointés à peu près juste à temps pour le dîner, on est donc passés à la
table assez vite. Et là, moi qui suis si difficile, je me suis régalé. Grand-maman
Sullivan était un véritable cordon-bleu : ragoût de boulettes exquis,
soupe aux pois à se jeter par terre, beignes au sirop d’érable à virer fou,
sucre à la crème à rendre malade… Je n’avais jamais mangé rien de si bon.
Après le
repas, les hommes parlaient de politique. Forcément, puisqu’ils criaient plus
qu’ils discutaient. Les femmes faisaient la vaisselle pendant que nous, les
enfants on s’exclamait devant l’arbre de Noël géant. Comment ils ont pu entrer
ça dans la maison? C’est impossible.
— Duplessis,
c’éta un dictateur! Y nous écrasa.
— Pas vra! C’éta
un homme qui se tena deboutte. C’est notre sauveur à nous autres, les
Canadiens-França.
Les esprits
s’échauffaient : certains devenaient rouges, d’autres tombaient dans les
bleus. Grand-maman, la vraie chef du clan sans le titre, est intervenue pour
calmer le jeu :
— Bon, ça va
faire les ti-coqs. Vous allez me tasser les meubles, pis vous autres, les
musiciens, allez chercher vos instruments, ce monde-là veulent danser.
Puis, en un
rien de temps, l’atmosphère avait changé, on s’est retrouvé soudainement au
milieu d’une soirée canadienne en
plein après-midi. Une grosse matante était au piano, un mononcle ti-coq bleu au
violon, un mononcle ti-coq rouge à l’accordéon, et mon père dans tout ça, planté
au milieu, sérieux comme un pape, callait
le set carré.
Saluez votre
compagnie!
Amenez-la
jusqu’au centre,
Les femmes au
milieu,
Les hommes
autour,
Changez de côté,
Vous vous êtes
trompés,
Reprenez votre
compagnie,
Tout l’monde
balance
Et pis tout
l’monde danse…
J’étais cloué
sur ma chaise. Au début, j’ai presque eu peur. À voir tous ces hommes taper du
talon, crier la tête renversée par en arrière, j’ai cru voir des sauvages
tourner autour d’un feu, encerclant les femmes comme des sacrifiées. J’étais
sidéré. Ça me paraissait
terriblement compliqué, mais ils avaient tous l’air de savoir quoi faire et de
follement s’amuser. Des couples rentraient, d’autres débarquaient, et le reel repartait.
Une matante
s’est approchée de moi avec un plat de sucre à la crème :
— En veux-tu
un, mon petit garçon?
— Non, merci!
ai-je dit poliment.
— Ah, bon!
— Non, non, attendez.
Vous n’insistez pas?
— Oui,
j’insiste, qu’elle m’a dit en se mettant à rire.
J’ai regardé
maman qui ne me regardait pas, et j’en ai pris quatre.
— Merci. Vous
repasserez, hein?
Saluez votre
compagnie!
Amenez-la
jusqu’au centre,
Les femmes au
milieu,
Les hommes
autour,
Changez de côté,
Vous vous êtes
trompés,
Reprenez votre
compagnie,
Tout l’monde balance
Et pis tout
l’monde danse…
Après une
heure, Mireille et moi on n’était plus capables. Paulo, lui, dormait avec le
chien sous la table de la cuisine. J’ai été voir maman et je lui ai glissé à
l’oreille : « On s’en va-tu? ». Oui, oui, elle m’a dit, dès que
grand-papa nous aura donné la bénédiction. Heureusement, peu de temps après,
les musiciens fatigués ont décidé de prendre une pause et c’est à ce moment que
la plus vieille des sœurs de mon père est allée demander au patriarche : « Papa,
voulez-vous nous bénir? »
Alors il
s’est levé en prenant un air solennel. Tout le monde s’est approché et s’est
mis à genoux devant lui. Il a tendu les bras au-dessus de nous, et comme un
grand manitou a marmonné en anglais, en français, en latin quelques incantations
que tout le monde a reçues en disant « Amen » et en faisant un signe
de croix. Puis, tout le monde s’est embrassé et souhaité « Bonne
Année! »
C’était le
temps. Ma mère a fait signe à mon père, et on a compris qu’on pouvait aller
mettre nos manteaux. On partait alors que d’autres quadrilles se formaient et
que ça reprenait de plus belle.
Au retour,
dans l’auto, je sentais mon père heureux, tout rayonnant de bénédiction, et je
m’imaginais revenir d’un pays lointain.
***
Dernière publication de la saison. De retour, quelque part en février.
BONNE ANNÉE 2016 !!!